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Avec Amin Maalouf , élargir les frontières

Partir à la rencontre des frontières intérieures comme extérieures pour les élargir

Dans le monde de ce début du XXIème siècle, à la fois statique et en perpétuel mouvement, à la fois mondialisé et confiné, à la fois nomade et sédentaire, il est temps de s’intéresser à nos frontières. Amin Maalouf fait le pont entre ces ambivalences, que ce soit dans Le Rocher de Tanios (1993) avec un exil tout autour de la Méditerranée, dans Samarcande (1988) avec le poète persan Omar Khayyam, dans Les Croisades vues par les Arabes (1983) qui affûte notre capacité d’adaptation et de nage à contre-courant. Toujours à la recherche de la trame du tapis de l’histoire, son arrivée à l’Académie française fut une occasion pour lui de raconter la vie et les aventures de ses prédécesseurs au 29ème fauteuil, dans son livre intitulé Un fauteuil sur la Seine (2016). 

A l’image de la pluralité des occupants de ce fauteuil, Maalouf est lui-même pluriel : à la fois Arabe, Chrétien, Français et Libanais. Que ce soit à travers les personnages de ses romans ou dans ses essais géopolitiques, sa ligne directrice semble repousser systématiquement une frontière, avant tout intérieure. 

cèdres liban tableau
Les Vieux Cèdres sur le Mont Liban, Antoine Alphonse Montfort, 1837

Les identités meurtrières

Maalouf souligne « le besoin et/ou l’habitude contemporaine de tout catégoriser », habitude qui s’étend jusqu’aux identités des individus. En étiquetant nos différentes appartenances au lieu de les voir comme un tout complexe et indivisible, nous induisons de fausses idées d’identité unique. Cette étiquetage et ce découpage mènent irrémédiablement à des incompréhensions et à des conflits. 

Pour Maalouf, l’identité est habituellement déployée en créant une sorte de faux sentiment de soi, en proclamant qu’une seule de nos nombreuses appartenances est ce que nous sommes vraiment. Cette appartenance revendiquée comme unique et principale n’est pas déterminée par l’introspection, mais généralement par rapport à l’appartenance la plus attaquée par la société ou les autres. 

Cette attaque extérieure, venant de l’autre, provoque par réaction une exacerbation du sentiment d’appartenance à un groupe. Elle devient alors le constituant unique de notre identité qui se forme alors en opposition et crée des barrières fortes face à l’étranger, l’inhabituel, ce qui bouscule notre sentiment de sécurité et de conservation. Dans la vision de Maalouf l’une des forces motrices de l’histoire est l’envie de triompher d’une blessure narcissique. Une fois qu’un groupe se sent humilié, il est possible que les agitateurs le persuadent qu’il doit se définir autour de cette humiliation. De cette façon beaucoup d’autres appartenances du groupe sont supprimées. Cette vision unique de la complexité de l’individu ouvre alors la voie à la violence.

Les identités meurtrières (1998) a été écrit avant le basculement dans l’accélération de la mondialisation1A partir du début du XXIème siècle, les appartenances se polarisent car elles sont plus accessibles à chacun. Cela n’est pas sans rappeler le choc des civilisations de Samuel Huntington en 1997, qui explique que suite à l’effondrement du bloc soviétique, les clivages ne sont plus basés sur des idéologies politiques mais sur des oppositions culturelles plus floues, poreuses qu’il appelle “civilisationnelles”., mais le lire aujourd’hui est fascinant car il soutient qu’une politique de l’identité basée sur un sentiment de victimisation – qui réduit l’identité à une seule affiliation – facilite la création “d’identités qui tuent”. Maalouf explique qu’il n’est pas utile de se demander si des religions comme l’Islam ou le Christianisme sont vraiment tolérantes ou intolérantes. Pendant une grande partie de son histoire le Christianisme était extrêmement intolérant et pendant sa période de suprématie politique et culturelle l’Islam était remarquablement tolérant. La question centrale pour Maalouf est de savoir pourquoi l’Occident chrétien, qui a un passé d’intolérance, a fondé des sociétés qui respectent la liberté d’expression, alors que le monde musulman, qui était tolérant, est maintenant un bastion du fanatisme.

Dans les circonstances actuelles, Maalouf voit les citoyens arabes comme contraints de choisir entre les fondamentalistes islamiques et les dirigeants despotiques. En effet, la mondialisation les pousse vers les fondamentalistes en renforçant leur besoin d’un sentiment d’identité locale. De plus, elle ne laisse pas de place à la nation, à l’ethnie ou à la tribu, les résignant à accepter des dirigeants despotiques. Selon Maalouf, pour des raisons historiquement contingentes, les forces de la mondialisation ont été notamment vécues comme occidentales, laïques et anti-musulmanes. Cette perception est très largement répandue et partagée par de nombreux peuples. Pour autant, nourri par ses deux cultures, ce franco-libanais invite à réfléchir sur de nouvelles valeurs communes, plus universelles. 

Les recommandations de Maalouf sont réfléchies, très lucides, et visent à construire un monde où religion et spiritualité pourraient être vécues sans représenter pour autant l’unique possibilité d’identité. Maalouf pense que nous pouvons et devons trouver d’autres moyens de satisfaire le besoin d’identité. En tant qu’écrivain, c’est sur les langues qu’il porte son attention et suggère que tout le monde devrait apprendre trois langues : la langue de l’identité, l’anglais et une autre langue librement choisie (Krouch-Guilhem 2007). Dans un tel monde, on ne pourrait pas facilement se passer de l’anglais, mais ce serait aussi un handicap de ne connaître que cette dernière. Son espoir est qu’en prenant certaines mesures pratiques, le monde dans son ensemble puisse accomplir ce que les états ont du mal à accomplir : embrasser à la fois la diversité et l’unité. Cependant, cet idéal a des limites. Par exemple, les internationalistes2Les personnes qui la composent sont très nombreuses et sont celles que l’on trouve à l’intérieur des ambassades, des organismes nationaux et internationaux, des multinationales, des instituts et des états-majors de toutes sortes demandant de dépasser des frontières, en bref, tous les représentants d’une activité à portée internationale. semblent, pour beaucoup, avoir acquis intellectuellement les bons aspects de la mondialisation. On pourrait dire que leur respect des autres appartenances est conforme aux souhaits de Maalouf. Et pourtant, ils sont souvent des complices passifs et inconscients des souffrances qu’ils provoquent par systèmes interposés, au sein des plus désavantagés, car l’éthique de chacun dans une zone ou une situation où tant d’intérêts divergent est mise à mal au quotidien. 

Les frontières de la mondialisation

Dans Les Identités meurtrières, Maalouf constate que les appartenances (religieuses, ethniques, linguistiques, partis politiques et sociales, etc.), comme un puzzle, sont les éléments constitutifs de l’identité de chacun. L’ordre d’importance de ces appartenances varie dans le temps et parfois le religieux constitue le socle d’une identité alors qu’à d’autres moments ce sera la langue. Il relève également que l’entente cordiale dans un monde de plus en plus imbriqué et unidirectionnel (c’est la culture occidentale et notamment américaine avec sa langue, l’anglais, qui s’impose partout) est difficile, voire impossible.

Amin Maalouf, conscient du pire et du meilleur de la mondialisation, propose une voie pour que chacun puisse trouver sa place, être respecté, voire s’épanouir :

“[Il faudrait,] dans cette civilisation commune qui est en train de naître, que chacun puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre, que chacun, là encore, puisse s’identifier, ne serait-ce qu’un peu, à ce qu’il voit émerger dans le monde qui l’entoure, au lieu de chercher refuge dans un passé idéalisé. Parallèlement, chacun devrait pouvoir inclure, dans ce qu’il estime son identité, une composante nouvelle… le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine ».

(Amin Maalouf 1998, les identités meurtrières, 188).

Dans une autre partie de son livre, il écrit : « une identité qui serait perçue comme la somme de toutes nos appartenances, et au sein de laquelle l’appartenance à la communauté humaine prendrait de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir un jour l’appartenance principale, sans pour autant effacer nos multiples appartenances particulières ».

Autre exemple, situé au bord de la mer Méditerranée :  le conflit israélo-palestinien est très présent dans les romans d’Amin Maalouf, notamment dans Les Echelles du Levant (1998), où les deux personnages principaux sont séparés en 1948 par la situation géopolitique et ne parviendront pas à se retrouver dans ce Levant marqué par des appartenances de plus en plus divergentes. Aujourd’hui, les Palestiniens et les Israéliens ne pourraient-ils pas par exemple s’entendre dans un premier temps autour de la gestion de l’eau, pour commencer à créer l’Eden que pourrait être cette région au lieu d’ériger des murs3Sur le modèle du mur de Berlin, de nombreux murs ont été érigés depuis la fin de la Guerre Froide, pour marquer une ligne de cessez-le-feu et ainsi “geler” le conflit, sans pour autant le résoudre ou même l’adresser (c’est le cas en Palestine/Israël, en Corée, à Chypre). Des murs similaires, signes de repli identitaire, ont ensuite été construits contre le terrorisme et/ou l’immigration, comme à la frontière États-Unis/Mexique, au Maroc ou en Hongrie, et même à Calais ! ?

Il s’agirait pour résoudre ce conflit de développer ensemble et simultanément la solidarité et la responsabilité. Premièrement, la conscience de leur universalité et unité de destin comme première instance en chacun d’eux, au lieu de destins cloisonnés au gré des appartenances. Deuxièmement, le respect de chaque particularité, dans une civilisation humaine qui s’épanouirait dans la diversité et les interactions, et non dans l’uniformité. Plus cette paire deviendrait une constante de comportement, plus paradoxalement l’individu serait clair et en paix avec son identité et tout ce qui l’entoure. 

Carte ancienne du proche orient 16e sièclesource

Identité, sagesse et mystère

Tenter de relier l’identité à la sagesse, c’est vouloir prendre du recul sur les façons de définir l’identité. Comme constaté dans la première partie de cet article avec la vision d’Amin Maalouf, c’est trop souvent l’appartenance primaire de chacun qui définit son identité. Cette définition se fait en réaction ou contre quelque chose, particulièrement dans les cultures et les sociétés qu’on peut qualifier de désavantagées, matériellement parlant. Dans les sociétés d’abondance, où apparemment les libertés sont maximales et les contraintes masquées, ce sont les phénomènes de modes qui définissent une appartenance mouvante, socle d’une identité en perpétuelle mutation. D’un côté il y a un très fort instinct de conservation pour que rien ne change et, de l’autre, une fuite en avant vers des nouveautés censées être toujours meilleures. 

La mise en lumière de cette opposition, nichée au cœur de nos sociétés tout comme au cœur de chacun d’entre nous, pose la question philosophique et fondamentale de la condition humaine.

Le théâtre d’Eschyle, dans la Grèce antique, faisait porter aux acteurs des masques, qu’il s’agissait de rendre expressifs et vivants.
Se figer sur un masque ou vouloir en changer perpétuellement fait oublier celui qui est derrière, l’acteur. L’acteur est l’être qui, derrière le masque et sans changer lui-même, est capable de rendre vivantes des facettes différentes.

Identité, sagesse et mystère. Mystère car s’il était si simple de définir la condition humaine et son identité, il y a bien longtemps que nous serions arrivés à un consensus sur ce sujet. Il n’en est rien. 

Il reste la voie poétique et l’imagination pour oser aller plus loin que la seule curiosité. Les grecs encore, ceux du siècle de Périclès avec les mystères d’Orphée, reliaient le ciel étoilé et la vie humaine, nous indiquant ainsi un chemin pluriel mais convergent pour tout être humain en quête d’identité. 

Bibliographie

Maalouf, Amin. Les identités meurtrières, Grasset, 1998.

Léon l’Africain, Paris, Jean-Claude Lattès, 1986. Biographie romancée de Hassan el-Wazzan, dit Léon l’Africain, commerçant, diplomate et écrivain arabo-andalou.

Samarcande, Paris, Jean-Claude Lattès, 1988. Biographie romancée du poète et savant Omar Khayyam.

Le Rocher de Tanios, Paris, Grasset, 1993 

Les Croisades vues par les Arabes, Jean-Claude Lattès, 1983

Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998

Les Echelles du Levant, Paris, Grasset, 1998

Un fauteuil sur la Seine : Quatre siècles d’histoire de France, Paris, Grasset, 2016

Le Naufrage des civilisations, Paris, Grasset, 2019

Krouch-Guilhem, Circé. ‘La dénonciation de la ‘conception tribaliste de l’identité’ : ‘L’humanité, tout en étant multiple, est d’abord une’. La Plume Francophone, 2007. Disponible sur : https://la-plume-francophone.com/2007/02/11/les-identites-meurtrieres-damin-maalouf/

Références

Références
1 A partir du début du XXIème siècle, les appartenances se polarisent car elles sont plus accessibles à chacun. Cela n’est pas sans rappeler le choc des civilisations de Samuel Huntington en 1997, qui explique que suite à l’effondrement du bloc soviétique, les clivages ne sont plus basés sur des idéologies politiques mais sur des oppositions culturelles plus floues, poreuses qu’il appelle “civilisationnelles”.
2 Les personnes qui la composent sont très nombreuses et sont celles que l’on trouve à l’intérieur des ambassades, des organismes nationaux et internationaux, des multinationales, des instituts et des états-majors de toutes sortes demandant de dépasser des frontières, en bref, tous les représentants d’une activité à portée internationale.
3 Sur le modèle du mur de Berlin, de nombreux murs ont été érigés depuis la fin de la Guerre Froide, pour marquer une ligne de cessez-le-feu et ainsi “geler” le conflit, sans pour autant le résoudre ou même l’adresser (c’est le cas en Palestine/Israël, en Corée, à Chypre). Des murs similaires, signes de repli identitaire, ont ensuite été construits contre le terrorisme et/ou l’immigration, comme à la frontière États-Unis/Mexique, au Maroc ou en Hongrie, et même à Calais !
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Dans les pas d’un géant : l’invisible

« Caminante, no hay camino, se hace el camino al andar ».

Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant“. Le Journal de l’Ecocentre s’est créé petit à petit autour du champ lexical du chemin, de la marche, des pas à faire non seulement l’un devant l’autre de manière combative, mais surtout de côté, pour changer de perspective, apercevoir des interstices et gagner en sagesse. Ce chemin sinueux, chacun se l’imagine à sa manière, en fonction des expériences de marche vécues, et de ce que celles-ci ont pu éveiller comme processus physique et spirituel. De même, chacun se choisit ses compagnons de marche, et parmi les nôtres se trouve régulièrement Éric-Emmanuel Schmitt. Ainsi, lors de l’émergence de notre groupe de réflexion, le choix de cet imaginaire a immédiatement éveillé notre intérêt. Après ses études, Éric-Emmanuel Schmitt est entré à l’université pour étudier la philosophie et a obtenu son doctorat sur le thème de la philosophie des Lumières. Quelques années plus tard, en 1989, un voyage au Sahara a bouleversé son identité. Le but de ce voyage était purement récréatif mais malheureusement – ou heureusement, selon lui – il s’est perdu. 

Pendant près de deux jours, il a erré seul dans le désert avant d’être retrouvé par ses compagnons de voyage. Mais plutôt que de voir cet incident comme un cauchemar, il a, dit-il, reçu la foi. Parfois, la meilleure façon de se retrouver dans de tels voyages est de se perdre : en perdant sa direction et ses repères pendant un certain temps, Éric-Emmanuel Schmitt a trouvé un courant spirituel intérieur et une nouvelle direction. L’épreuve de la perte de repères extérieurs, au lieu de le faire paniquer ou abdiquer, a permis de lui révéler des ressources et une boussole intérieures. Cette marche dans le désert a donc été le déclencheur d’une expérience spirituelle particulièrement puissante, générant par la suite la caractéristique de ses écrits. 

La rencontre

Toute son œuvre est imprégnée de rencontres interreligieuses et de réflexions sur la complexité des rapports humains. Avec son cycle d’écrits sur l’invisible, on est au cœur de “l’humain en chemin”, notion chère à la démarche de l’écocentre. Un chemin marqué par les incertitudes, mais où peuvent se rencontrer et dialoguer les traditions anciennes avec les courants de pensée contemporains. 

Décrivant cette expérience dans Plus tard je serais un enfant (2018), Schmitt utilise la métaphore de la musique : la rencontre mystique, comme la musique de Mozart, a soulagé ses angoisses fondamentales et l’a placé fermement sur le chemin de la vie. Dans de tels moments, toutes nos questions sont finalement réduites au silence et remplacées par un sentiment d’« unité satisfaite ». À travers le Cycle de l’invisible, il commence alors son voyage narratif dans le paysage créatif des rencontres interreligieuses, le voyage au Sahara lui ayant offert une chance de rencontrer l’étrange, l’invisible, l’incertain.

Avec ce Cycle de l’Invisible, É.-E. Schmitt présente des récits intrigants qui abordent tous la recherche de sens. Tous proposent des rencontres entre des personnes de cultures, de religions et d’âges différents, tous sont des récits denses et humoristiques, à forte portée symbolique. Que ce soit à propos du bouddhisme tibétain, de l’islam sous sa forme soufie, du christianisme, du judaïsme, du bouddhisme zen, du confucianisme et même de la musique et de l’animisme, les personnages expriment souvent une attitude extraordinairement ouverte envers la vérité religieuse : “aucune religion n’est vraie, aucune religion n’est fausse”, selon le Père Pons, prêtre catholique du roman l’Enfant de Noé, (Schmitt 2004, p.65). De même, à la lecture de l’ensemble de l’œuvre, on est frappé des convergences évidentes entre chacune de ces religions ou pensées. Quelque part on en ressort soulagé de constater qu’au-delà des appartenances, une unité fondamentale reste ancrée et solide, un espoir quant aux possibilités de toujours pouvoir s’entendre et se comprendre, même dans les moments les plus forts de divergence. 

Désert dans le Sud marocain / source inconnue

La pensée complexe

Après son séjour au Sahara, Schmitt recherche une forme de langage plus élargie pour communiquer l’étrange, et choisit la littérature comme mode d’expression. Schmitt aurait pu, de par sa formation, aborder les événements et les phases importantes de sa vie par la recherche académique et une certaine rationalité. Il va cependant préférer utiliser, comme canaux d’expressions, la littérature et le théâtre, qui lui offrent la possibilité d’inclure la poésie et la complexité dans l’idée de relier ce qui rationnellement ne semble pas possible ou incohérent. C’est cette capacité à faire des pas de côtés, au sens propre comme au figuré, qui va donner à la personne d’Eric-Emmanuel Schmitt comme à ses personnages, une position médiane et de pont qui ouvre d’autres perspectives. Son approche littéraire intègre la complexité, terme dont l’étymologie « complexus » signifie « ce qui est tissé ensemble », et son but est de légitimer différentes perspectives a priori incompatibles. En jonglant avec les disciplines et en acceptant leurs imbrications, la pensée complexe, en tant que concept initié par Henri Laborit, puis porté plus largement par Edgar Morin, a toute sa place dans l’œuvre de Schmitt qui illsutre alors l’émergence d’un cheminement chez l’humain. Ces cheminements au début multiples, images de cultures, de religions et de sages extrêmement différents, sont particulièrement bien rendus par l’écriture poétique d’Eric-Emmanuel Schmitt. Ils vont converger et révéler au lecteur une unité cachée et le sens profond du mot religion, qui est d’unir dans les différences. Chaque livre permet d’entrevoir une facette de cette profondeur, et c’est la lecture de l’ensemble de ses ouvrages qui permet une approche enrichie. 

Les romans et la fiction peuvent faire prendre conscience de la nécessité d’une humanité pluraliste, capable par l’outil de la pensée complexe de pensées critiques, créatives et responsables. La littérature, telle qu’écrite par Schmitt, est imbibée de pensée complexe et de poésie, et va ainsi rendre palpable un réel que les arguments rationnels n’auraient pu traduire de façon si sensible et directe.

L’humain en chemin peut donc y trouver sa voie : sa mission est de créer respect et sensibilité envers la complexité du monde, promouvoir la paix, la compréhension et la curiosité. À travers les poèmes, la musique et la littérature, nous pouvons entrevoir l’indiscernable et découvrir un monde où la vulnérabilité et l’interdépendance partagées de l’humanité remplacent notre moi individuel et émotionnel en tant qu’axe central.

Eric-Emmanuel Schmitt, interprétant Monsieur Ibrahim et Les Fleurs du Coran, Au Théâtre Rive Gauche, 2018

Pour Schmitt, les rencontres interreligieuses sont des défis complexes où non seulement deux religions (en tant que constructions théoriques et historiques), mais aussi des êtres humains s’élèvent mutuellement. Dans ses romans, la complexité est un mot clé et les lignes de différences transformées dans la rencontre sont multiples : jeune-vieux, musulman-juif, heureux-triste, puissant-impuissant, convaincu-confus. Ces paires de mots, prises horizontalement, génèrent un choix (factice) entre l’un ou l’autre mot. Or, si ces deux mots s’élèvent et s’appuient l’un sur l’autre, ils révèlent des complémentarités et une richesse insoupçonnées. Un dialogue et une circulation peuvent alors se faire entre eux. 

Temple de Kom Ombo | source

En conclusion, l’analyse présentée ci-dessus concernant le cheminement spirituel d’Eric-Emmanuel Schmitt et les convictions et valeurs qu’il promeut aujourd’hui, mettent en lumière une vision du monde incluant un respect sans compromis de la complexité, mais aussi une ouverture à l’idée d’une humanité commune, exprimée dans ces mots : “Ce que nous avons en commun, ce sont les questions, ce qui nous différencie, ce sont les réponses.”

Le Cycle de l’invisible

Schmitt, Eric-Emmanuel, Milarepa (1997), Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran (2001), Oscar et la Dame rose (2002), L’enfant de Noé (2004), Le Sumo qui ne pouvait pas grossir (2009), Les Dix Enfants que madame Ming n’a jamais eus (2012), Madame Pylinska et le Secret de Chopin (2018), Félix et la Source invisible (2019)
Schmitt, Eric-Emmanuel, La nuit de feu (2015) Paris : tous oarus chez Albin Michel.
Schmitt, Eric-Emmanuel, Plus tard je serais un enfant, entretiens avec Catherine Lalanne (2018) Lgf.

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Dans les pas d’un géant : Ulysse from Bagdad

oeil dans la main Gibran
Le Monde Divin, Khalil Gibran en 1923.

Ulysse from Bagdad est un roman écrit par Eric-Emmanuel Schmitt et publié en 2008. L’auteur, qui dans ses romans comme ses pièces de théâtre sait si bien extraire ce qui relève de la quête et du sens dans la vie humaine, aborde deux sujets graves : la guerre et l’immigration clandestine. L’histoire, une fiction inspirée de faits réels et de l’Odyssée d’Homère, est celle de Saad Saad (“Espoir Espoir” en arabe et “Triste Triste” en anglais), un Arabe d’Irak d’une vingtaine d’années qui souhaite émigrer à Londres après la chute de Saddam Hussein. En effet, à partir de 2003 le chaos s’installe dans un pays qui peine à trouver son équilibre démocratique, et la vie quotidienne des Bagdadis est soudain hantée par la peur des attentats. Saad est confronté à la mort de plusieurs proches : Leila, sa fiancée, victime d’un missile tombé sur son immeuble ; son père, tué par erreur par les Américains ; Salma, « sa petite fiancée », sa nièce de six ans qui courait à travers Bagdad quotidiennement pour rassurer les femmes de la maison que Saad était toujours vivant ; Boub, son fidèle compagnon de voyage. Son périple est présenté comme la quête d’un avenir meilleur, symbolisé par l’Occident, et plus particulièrement par l’Angleterre, le pays d’Agatha Christie dont les romans, interdits sous le régime de Saddam Hussein, avaient fasciné Leila et Saad.

Tour de Babel, Bruegel L’Ancien, vers 1563, huile sur bois.

Des parallèles avec l’Odyssée d’Homère peuvent être décelés dans de nombreux passages1 Le voyage d’Ulysse est exploré plus en détail dans le Cycle du Guerrier – Partie 4 . Pour en souligner quelques-uns, la figure des Lotophages se retrouve dans la présence des deux opiomanes et receleurs d’œuvres d’art qui permettent à Saad de quitter l’Irak ; Saad crève l’oeil du Cyclope, un homme borgne à qui il doit échapper pour fuir le centre de détention à Malte ; lorsqu’il échoue sur une plage de Sicile, il rencontre l’amour auprès d’une belle italienne, à l’image de Nausicaa ; enfin l’idée de se cacher sous un mouton dans un troupeau est reprise lorsque Saad s’accroche au dessous d’un camion pour quitter l’Italie (Marques, 2014, p.44-46).

Le personnage de Saad est la grande force de ce roman, car sa persévérance face à l’infinité de défis auxquels il doit faire face surprend le lecteur chaque fois que Saad atteint une nouvelle destination. Le personnage créé par Schmitt reflète la réalité humaine, c’est-à-dire que l’identité de chacun a plusieurs facettes. Au fil des pages, des nouvelles épreuves rencontrées et de la famine, on comprend comment Saad (et tant d’autres) sombrent volontairement dans la clandestinité et finissent par devenir des déportés. En effet, ceux qui se lancent sur des barques en Méditerranée pour aller s’échouer en Europe ou au fond de l’eau, ont été déracinés dans leur propre pays et font ce voyage comme ultime recours. Le livre d’Éric-Emmanuel Schmitt « interroge la condition humaine et, surtout, le concept d’identité » (Marques 2014, p.42). Il permet d’imaginer pourquoi ils abandonnent leurs pays, prennent le risque d’être traqués car sans-papiers, d’être réfugiés, d’être arrêtés dans des camps, d’être refoulés d’un pays qui représente l’espoir.

Pour rappeler rapidement le contexte géopolitique, avec le printemps arabe de 2011 on a vu s’embraser le nord de l’Afrique et une partie du Moyen-Orient. En Occident, on nous fait croire que la raison principale des révoltes est l’émancipation des peuples envers leurs dictateurs, qui étaient cautionnés jusqu’à présent par nos démocraties. Or, les principales raisons de ces révoltes sont la faim, le coût des aliments de base, l’absence de travail et le désespoir né de la certitude que, dans ces pays, on ne peut plus vivre décemment.

Certains passages d’Ulysse from Bagdad (2008) donnent matière à réflexion. Ainsi, quand Saad fait une demande à l’ONU pour obtenir le statut de réfugié, il se heurte à l’orgueil des Occidentaux qui ont délivré l’Irak de la dictature et offert au peuple irakien la démocratie. Si les Irakiens ne savent pas recevoir un tel cadeau, l’Occident s’étonne de la nostalgie d’un peuple pour les heures plus paisibles de la dictature. Ainsi, on se sent empli d’incompréhension et de révolte devant la position qui est en fin de compte la nôtre, celle de l’Occident (Marques 2014, p.46). Même les atrocités subies par les compagnons de voyage de Saad ne suffisent pas à rentrer dans le club très sélect des réfugiés.

Et pour finir, il y a ces mots que nous livre un médecin français qui vient en aide aux sans-papiers, et qui remet même en cause l’Union Européenne : “Le problème des hommes, c’est qu’ils ne savent s’entendre entre eux que ligués contre d’autres. C’est l’ennemi qui les unit. En apparence, on peut croire que le ciment joignant les membres d’un groupe, c’est une langue commune, une culture commune, une histoire commune, des valeurs partagées ; en fait, aucun liant positif n’est assez fort pour souder les hommes ; ce qui est nécessaire pour les rapprocher, c’est un ennemi commun. Regardez ici, autour de nous. Au XIXème siècle, on invente les nations, l’ennemi devient la nation étrangère, résultat : la guerre des nations. Après plusieurs guerres et des millions de morts, au XXème siècle, on décide d’en finir avec les nations, résultat : on crée l’Europe. Mais pour que l’Union existe, pour qu’on se rende compte qu’elle existe, certains ne doivent pas avoir le droit d’y venir. Voilà, le jeu est aussi bête que cela : il faut toujours qu’il y ait des exclus.

Ce discours, qui figure dans un roman publié en 2008, frappe par la justesse de l’analyse. Il nous fait prendre conscience qu’aujourd’hui ce texte est encore plus que jamais d’actualité. Tout d’abord, il permet de comprendre à quel point reste encore dissimulé le rôle des différents acteurs à l’origine de cette vague migratoire. Enfin, on ferme ce livre avec la compréhension que, déracinés dans leur propre pays, beaucoup vont prendre le risque de partir vers l’inconnu, décrit comme un “Eldorado” (Gaudé, 2006) pour conjurer la peur de la déportation. Une telle décision peut amener les concernés à perdre pied, tant les difficultés sont omniprésentes pour de telles traversées.

Steve Jobs
Une oeuvre réalisée par Banksy à Calais.
Bibliographie
  • Gaudé, Laurent (2006) Eldorado. Actes Sud.
  • Schmitt, Eric-Emmanuel (2008) Ulysse from Bagdad. Paris : Editions Albin Michel.

Références

Références
1 Le voyage d’Ulysse est exploré plus en détail dans le Cycle du Guerrier – Partie 4
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Mr GAGA, sur les pas d’Ohad Naharin

Danseur prodige et chorégraphe désormais emblématique de la danse contemporaine actuelle, Ohad Naharin est directeur de la Batsheva Dance Company. Reconnu et sollicité à travers le monde entier, il a été récompensé par de nombreux prix internationaux pour sa riche contribution au monde de la danse. Le documentaire Mr Gaga, réalisé par Tomer Heymann, nous fait plonger dans le parcours de ce personnage exceptionnel, en tant qu’artiste et en tant qu’homme.

Spectacle “Max” d’Ohad Naharin par la Batsheva Dance Compagny
Photo: Gadi Dagon

Lorsque l’on découvre les œuvres d’Ohad Naharin, interprétées par la Batsheva, on est époustouflé par leur beauté saisissante. Sans qu’on puisse vraiment dire pourquoi, elles dégagent une poésie puissante, une sensualité hypnotique qui fait preuve d’une profonde sensibilité humaine. Ce sont des expériences esthétiques bouleversantes qui délivrent aux yeux du monde, comme une preuve, la beauté de ce qui peut être réalisé lorsque les volontés individuelles s’alignent au service d’une création poétique universelle. C’est en ce sens que le travail d’Ohad Naharin et de la Batsheva peut être mis en lien avec la Voie du guerrier lettré, pacifique et poète développée à travers le res’0.

Le documentaire nous montre que l’existence de ces œuvres est le résultat d’un long et difficile travail qui se situe à différents interstices : entre l’homme et l’artiste, entre le chorégraphe et les danseurs, et que cette alchimie donne naissance à un message universel de fond qui parle au-delà de la danse.

L‘homme et l’artiste : suivre sa voie, trouver sa voix

Spectacle “Max”, créé par la Batsheva Dance Compagny en 2007 et interprété ici par la GöteborgsOperans Danskompani.

Le chorégraphe qu’est aujourd’hui Ohad Naharin est le résultat d’une vie de recherche. Bien qu’il ait commencé à apprendre la danse tardivement et qu’il soit indéniablement doué, il lui aura fallu beaucoup de persévérance et plusieurs échecs pour évoluer dans la danse en restant fidèle à lui-même. C’est par exemple en dansant pour des chorégraphes comme Martha Graham ou Merce Cunningham qu’il réalisera que « mon corps ne peut pas étudier des outils, des mouvements, une chorégraphie, que je n’aime pas, avec laquelle je ne me connecte pas ». C’est ici la nécessité de suivre sa propre voie qui s’exprime : une approche beaucoup plus instinctive commence à naître et bientôt son chemin de chorégraphe débute.

Là encore, les difficultés seront nombreuses : trouver sa voix d’artiste et la communiquer à ses danseurs nécessitera un travail de recherche et d’expression majeur. C’est en se confrontant à ces obstacles qu’il élabore la méthode Gaga, approche du mouvement aujourd’hui enseignée à travers le monde qui prépare les corps des danseurs et les rend disponibles en exploitant leur capacité à lâcher prise et à trouver les étapes pour cela grâce à plusieurs facteurs.

Le chorégraphe et les danseurs : s’aligner collectivement

Spectacle “Last work”, Ohad Naharin. Photo : Gadi Dagon .

Ces facteurs sont l’intentionnalité, l’écoute intérieure et l’imagination dans le mouvement, des paramètres indispensables qu’Ohad Naharin exige de ses danseurs, à qui il demande de ressentir plutôt que de faire. C’est un travail en profondeur qui demande aux danseurs de véritables efforts personnels. C’est pourquoi l’attitude créatrice vis-à-vis des difficultés, caractéristique de ce que nous décrivons lorsque nous parlons de « guerrier », est très présente dans le travail de Naharin avec sa compagnie : comme il le dit lui-même, son travail avec les danseurs consiste à « les amener à se débloquer et révéler leur trésor, en oubliant les techniques et les styles ».

Sa technique Gaga consiste en « la nécessité d’écouter notre corps avant de lui dire ce qu’il doit faire. Et de comprendre que nous devons aller au-delà de nos limites, et ce, de façon quotidienne ». Ici, Naharin parle autant de limites physiques, que de véritables barrières mentales qui peuvent empêcher un danseur de lâcher prise par rapport à un mouvement. Le documentaire montre comme exemple plusieurs scènes de répétitions où Naharin travaille avec l’imaginaire pour débloquer ses danseurs par rapport à une chute, un cri, ou une sensation.

Le cheminement du danseur tel qu’il est proposé par Naharin fait donc directement écho avec la Voie martiale et de nombreuses autres pratiques artistiques ou corporelles : c’est par un long effort de persévérance et de lâcher-prise que le pratiquant devient capable de dépasser la technique pour libérer sa singularité. Lorsque le chorégraphe et les danseurs réussissent à dialoguer et dépasser leurs limites, alors ils s’alignent au service d’un but commun : diffuser au monde un message politique et poétique.

Message politique 

Naharin ne se positionne pas comme défenseur d’idées politiques, pourtant ses spectacles et ses entretiens révèlent des positions critiques vis-à-vis d’un pays selon lui “gagné par le racisme, la brutalité, l’ignorance, un mauvais usage de la force, le fanatisme”. 

Lui même impliqué pendant son service militaire dans la guerre du Kippour, il reste aujourd’hui porteur d’un optimisme que rappelle Barak Heymann, producteur du documentaire “le film prouve assurément qu’il n’y a pas de contradiction entre d’une part, l’attitude très critique d’Ohad Naharin vis-à-vis de la politique israélienne et de l’autre, l’amour qu’il éprouve pour son pays. Cet artiste ne craint pas d’exaspérer. Il ne renonce pas à dire sa vérité.”. 

En effet et à titre d’exemple, un évènement bien particulier le consacre en 1998 comme héros culturel auprès de son pays : à l’occasion de la représentation de “Echad mi yodea” pour la célébration du jubilé de l’Etat Hébreu, le gouvernement exige de lui qu’il change les costumes pour ne pas heurter le public juif ultra orthodoxe. Fidèle à lui-même, il annonce sa démission tandis que les danseurs refusent de danser pour un événement national majeur.

Néanmoins, il n’est pas adepte de la polémique, et reste avant tout concentré sur son travail de chorégraphe : en ce sens, il parle de sujets politiques à travers des choix de mise en scène : dans “The Hole”, les danseurs comptent à voix haute alternativement en arabe et en hébreu. En vérité, son message est avant tout universel que ce soit au niveau tant poétique que politique.

Le message universel et poétique 

Il y a beaucoup d’aspects admirables dans le travail de la Batsheva. Sur scène, l’expression de notre humanité est complexe et sensible. Une densité émotionnelle saisissante est mise en mouvement par des corps tantôt impétueux et explosifs, tantôt délicats et tendres. Il y a l’humour aussi, qui vient chatouiller nos non-dits par des mises en scènes parfois insolentes. Beaucoup de sensations, d’émotions et de vie jaillissent de l’époustouflante mobilité des danseurs. Mais ce qui interpelle tout particulièrement, c’est la façon dont Ohad Naharin transmet l’idée d’une danse universelle. En faisant monter sur scène le public, en animant à travers le monde des cours collectifs de Gaga, il nous montre que le danseur n’est pas que l’athlète que nous voyons sur scène. Celui qui persévère, trouve de la joie dans l’effort pour dévoiler sa singularité et œuvrer pour la poésie, ce danseur là est en chacun de nous.

Le message d’Ohad Naharin dépasse largement la chorégraphie et la danse contemporaine, il est résolument engagé, parfois politique ou insolent, mais, on l’a déjà souligné, surtout universel.

« Indépendamment de nos capacités, chacun de nous peut être en lien avec ses sensations physiques. Chacun peut comprendre le lien entre lent et rapide, dur et doux. Tout le monde peut lier l’effort au plaisir. Chacun peut dissocier les membres de son corps et les faire bouger. On peut tous se pencher, plier, se dresser. Chacun, ou presque, peut écouter une musique, ressentir un rythme. Je danse tous les jours, et je voudrais que tout le monde en fasse autant. ».
Ohad Naharin

Nos corps, par leurs limites, leurs douleurs et leurs fatigues nous rappellent à notre mort. Pour autant, ils nous permettent d’être au monde, de voir, de sentir et de bouger. La danse, comme tous les arts, permet à chacun d’expérimenter ce corps et de s’élever avec lui vers ce qui est beau. Ohad nous invite, à l’image des danseurs dans la très célèbre séquence « Echad Mi Yodea », à envoyer valser au ciel toutes ces chemises –  les blocages, les interdits, les bienséances – qui entravent nos corps, nos esprits et nos âmes. Il nous invite à persévérer, dévoiler nos trésors, et faire des pieds de nez.

Quelques liens pour découvrir M. Naharin 

  • Bande annonce du documentaire Mr. Gaga, Sur les pas d’Ohad Naharin:
  • Extraits du spectacle “Virus”

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Le souffle de la curiosité

La curiosité souffre d’une utilisation accrue du terme pour désigner des désirs indiscrets, importuns, voire malsains. Mais tentons plutôt de voir en la curiosité un moteur de découverte, d’apprentissage. Il ne s’agit pas d’une curiosité vicieuse, mais bien de celle que Thomas d’Aquin appelle studiosité et considère comme une vertu. La curiosité scientifique ou intellectuelle n’a-t-elle pas permis jusqu’alors de connaître le monde dans lequel nous évoluons ? N’est-elle pas la source-même de la recherche ? Cette curiosité-là ne nous perdra pas, et tâchons de ne pas la perdre : elle nous est si précieuse.

tableau copernic
Au XIe siècle, Nicolas Copernic formule sa théorie héliocentrique de la cosmologie sous le nom de Révolutions de sphères célestes, inspirant notamment Galilée et Kepler.

L’ASTRONOME COPERCNIC, ou CONVERSATION AVEC DIEU
OEUVRE DU PEINTRE POLONAIS JAN MATEJKO (1872)

Puisqu’on s’intéresse ici à la curiosité scientifique, il semble important de se pencher en premier lieu sur les aspects scientifiques et neurologiques de la curiosité. Pour le psychanalyste et médecin Loewenstein, la curiosité est le décalage entre ce que l’on connaît et ce que l’on aimerait connaître. Dans cet espace entre le connu et l’inconnu naît le désir de combler ce décalage, le désir de l’apprentissage. Mais la curiosité ne donne pas simplement une raison à l’apprentissage : elle le renforce par divers mécanismes. 

Premièrement, pour répondre au désir créé par la curiosité, on se doit d’être engagé activement, car “un organisme passif n’apprend pas”1Conclusion de l’expérience de Held & Hein (1963). Deux groupes de chatons sont élevés dans le noir. Quelques heures par jour, les chatons sont transférés dans un environnement éclairé. Les chatons du premier groupe peuvent bouger librement, tandis que les chatons du deuxième groupe sont tractés par ceux du premier. Les chatons ont donc la même expérience visuelle, mais ceux du premier groupe sont actifs tandis que ceux du deuxième sont passifs. A la fin de l’expérience, les chatons actifs du premier groupe sont totalement en mesure de bouger dans un environnement éclairé, tandis que ceux passifs du deuxième groupe se cognent aux murs et aux obstacles, comme s’ils étaient aveugles.. La curiosité agit comme un moteur, un souffle qui nous pousse vers ce qui est inconnu ou nouveau.

Deuxièmement, la curiosité sollicite notre imagination : on ne sait pas, mais on hypothétise, on suppose, on prédit. Lorsqu’on apprend, on compare notre prédiction au résultat. D’un point de vue neurologique, une différence entre la prédiction et le résultat, c’est-à-dire une nouveauté surprenante, active une zone du cerveau très riche en neurones dopaminergiques. Ces neurones font partie de ce que l’on appelle communément le circuit de la récompense, qui joue donc un rôle essentiel dans l’apprentissage, mais aussi dans la motivation et la dépendance. L’activation de ces neurones renforce en plus la mémorisation de ce qui vient d’être appris. Ce circuit de la récompense est donc fortement activé lorsqu’on apprend quelque chose de surprenant, qui va à l’encontre de notre prédiction. C’est ce que l’on appelle la novelty reward (récompense de la nouveauté). Notre intérêt se porte vers l’inconnu et se fixe sur l’inattendu, sur les “curiosités”, au sens des choses que l’on ne connaît pas.

On comprend ainsi pourquoi un voyageur ou un explorateur, engagé activement dans ses découvertes, ressent une telle excitation lorsqu’il se retrouve dans le milieu qu’il s’était représenté mentalement. Plongé dans cet environnement nouveau, il collectionne avec satisfaction toutes ses trouvailles (coquillages, insectes, artefacts…), en imaginant quelle disposition les mettrait le mieux en valeur dans son cabinet de curiosités.

Avec de telles approches de la curiosité, l’erreur peut devenir une découverte plutôt qu’un échec. On comprend donc l’importance, dans l’éducation notamment, de développer la curiosité. 

Halle dessine la nature
Le botaniste et biologiste Francis Hallé (ci-dessus), dit : “Si l’on n’a pas de curiosité, on ne peut être ni botaniste ni scientifique. Il faut vraiment de la curiosité pour se mettre dans ces métiers-là. [Le moteur de la curiosité], c’est des impressions d’enfance. Quand on est petit, on ne comprend pas, et petit à petit on arrive à comprendre. Et là, ça devient de plus en plus intéressant. La curiosité a tendance à s’accroître.”2Dans La Méthode Scientifique, 25 décembre 2019, en réaction à une archive du naturaliste Théodore Monod expliquant “Ce qui me caractérise, c’est la curiosité, la curiosité inlassable. C’est une maladie épouvantable !”

Au fur et à mesure que nos connaissances s’accumulent et se consolident, on risque de se reposer entièrement sur ce que l’on croit déjà savoir. Notre point de vue se dirige vers l’arrière, et non de façon équilibrée entre le passé et l’avenir. Ainsi, beaucoup d’adultes refusent de considérer le point de vue des enfants comme pertinents, car l’adulte a plus de connaissances, mais bien souvent moins de curiosité.

Cette attitude auto-satisfaite conduit l’homme à considérer ce qu’il connaît par proximité comme universel. En sciences par exemple, le modèle anthropomorphique a été appliqué à tort pour étudier le comportement d’animaux, de végétaux, de minéraux. Lorsque ce modèle humain semblait trop grossièrement inadapté au sujet étudié, le sujet perdait de son intérêt. C’est ainsi qu’on a fait face, pendant longtemps, à un désintérêt général des mondes végétaux et minéraux, notamment parce que la définition d’intelligence était bien trop souvent pensée comme applicable à l’homme uniquement ou, au mieux, au monde animal. S’il ne s’agit pas de plantes rares, mercantiles, ou de cristaux précieux, alors à quoi bon étudier les plantes et les minéraux ? 

Il en a été de même en anthropologie, où l’on a considéré certains peuples comme sauvages et sous-développés, donc comme n’ayant rien à nous apprendre. Tant que l’homme refuse d’être curieux, joueur, imaginatif, tant qu’il n’étudie que par intérêt, en répondant à ses propres attentes, alors il ne peut changer de paradigme, et au fond il n’apprend rien. La curiosité est profondément liée à l’humilité, et l’on oublie souvent les vertus de cette dernière.

Tandis que les humains les moins curieux se targuent de tout connaître, ou du moins de connaître ce qui importe, d’innombrables scientifiques, chercheurs, penseurs, explorateurs, en somme les incarnations de la curiosité intellectuelle, s’exclament “Je ne sais rien !” A une époque où l’on connaît de plus en plus de choses, chaque découverte apporte simultanément plus d’inconnues encore. 

mars curiosité
Photographie du cratère Holden sur Mars, prise par le rover (astromobile) Curiosity
Au travers de cette photographie transparaît l’histoire géologique complexe de la planète rouge.


SOURCE : NASA/JPL-Caltech/University of Arizona (The Red Planet’s Holden Crater)

Pendant longtemps, l’explication scientifique a pu reposer sur un mode simple : l’analogie.

Expliquer, c’était établir un lien entre quelque chose de connu et quelque chose d’inconnu. Alors l’inconnu en lien avec le connu devenait, lui aussi, connu. C’est une démarche expérimentale, comme celle d’un enfant.

Avec la fin du XIXe siècle, l’amélioration des outils scientifiques en parallèle de la correction des théories ouvre et diversifie notre champ de vision. On peut sonder des inconnues, parfois les résoudre pour nous mener à de nouvelles inconnues. On découvre des domaines infinitésimaux (la physique quantique, les neurosciences…) grâce aux nouvelles techniques d’observation. En cela, l’explication est devenu un lien entre plusieurs inconnues. On a beau connaître plus de choses, les explications font intervenir toujours plus de mystère. Une bénédiction pour l’éternel curieux.

D’autre part, la curiosité scientifique, connaissant un essor dont les applications furent très directes, a engendré d’innombrables richesses à l’époque industrielle. Les travaux de thermodynamique des XVIIIe et XIXe siècles par exemple offrirent des théories à la base de l’invention des moteurs et des machines thermiques. Bien peu de révolutions aussi “terre à terre” voient le jour en notre ère, où les techniques fondamentales sont généralement conservées et simplement améliorées, comme c’est le cas pour la synthèse des produits chimiques. Les grands sujets de curiosité contemporains, ceux qui activent le circuit de la récompense chez certains scientifiques, sont souvent d’ordre bien plus métaphysique. Ils interrogent de grands concepts qui nous fascinent depuis toujours : le temps, la matière, le vide… L’intérêt accru pour les neurosciences, l’astrophysique, la physique quantique, la biologie des profondeurs marines et des cimes forestières, n’est pas anodine. On se tourne vers ces “curiosités” qui nous résistent encore, qui nous rendent humbles. C’est que dans les mystères des limites de l’univers, comme des paradoxes physiques, ou du fonctionnement de nos circuits internes, on ne plonge plus simplement par curiosité scientifique, mais par une curiosité bien plus sentimentale, comme si on voulait regarder par le trou d’une serrure, et par une curiosité spirituelle, comme la recherche d’une cosmogonie par exemple. 

Lorsque les curiosités scientifique, sentimentale et spirituelle se mêlent, les explications que l’on recherche sont soudainement plus profondes. Elles touchent à notre nature humaine, à notre place dans le monde, à nos origines. Le scientifique curieux d’aujourd’hui découvre de nouvelles espèces, de nouvelles particules, mais aussi de nouveaux paradoxes, de nouvelles incompréhensions. Et il se demande, tout curieux qu’il est, quel est le sens de tout cela, quelle synthèse en tirer ? Face à ses échecs, ses erreurs, mais aussi face à ses découvertes, il retrouve toute son humilité de petit homme.

socrate connaissance curiosité
Socrate enseigne aux jeunes la connaissance de soi, Pier Francesco Mola (vers 1660)
Dans L’Apologie de Socrate de Platon, Socrate souhaite vérifier l’oracle d’Apollon affirmant que nul homme n’est plus sage que Socrate, en allant rencontrer ceux qui se prétendent les plus sages.
“Quand je l’eus quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux ; mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien ; et que moi, si je me sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir ce que je ne sais point.”

Références

Références
1 Conclusion de l’expérience de Held & Hein (1963). Deux groupes de chatons sont élevés dans le noir. Quelques heures par jour, les chatons sont transférés dans un environnement éclairé. Les chatons du premier groupe peuvent bouger librement, tandis que les chatons du deuxième groupe sont tractés par ceux du premier. Les chatons ont donc la même expérience visuelle, mais ceux du premier groupe sont actifs tandis que ceux du deuxième sont passifs. A la fin de l’expérience, les chatons actifs du premier groupe sont totalement en mesure de bouger dans un environnement éclairé, tandis que ceux passifs du deuxième groupe se cognent aux murs et aux obstacles, comme s’ils étaient aveugles.
2 Dans La Méthode Scientifique, 25 décembre 2019, en réaction à une archive du naturaliste Théodore Monod expliquant “Ce qui me caractérise, c’est la curiosité, la curiosité inlassable. C’est une maladie épouvantable !”
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L’Homme face à l’épreuve de ses contradictions

Photographie de Ô Sensei Anzawa Heijiro (1887 – 1970)

Dans la tradition orientale et notamment chez les japonais, lorsqu’un individu s’engage dans une voie, qualifiée de “Do”, non seulement pour se connaitre soi-même mais aussi pour donner un sens à sa vie, il rencontre un principe important lors de ce parcours : le principe de « Misogi ».

Le Misogi consiste, par l’ascèse, à rencontrer ses propres contradictions pour apprendre à s’orienter et faire des choix engendrant plus de “grandeur d’âme” et d’éthique (une éthique qui se renforce par la solidarité et la responsabilité comme le définit Edgar Morin). 

Le Misogi est en quelque sorte la force de volonté de se recentrer (force centripète) face aux forces centrifuges et dispersantes que génèrent les contradictions lorsqu’elles ne sont pas acceptées ni dépassées. 

L’ascèse, dans ce contexte, est la capacité à persévérer dans un tel positionnement malgré la souffrance et les épreuves que génèrent la prise de conscience de ses contradictions et des dénis entretenus jusqu’à présent. Enfin, le temps passé à exercer la volonté de se recentrer va nourrir un dialogue intérieur fécond pour consolider ce type de choix. Un dialogue intérieur fécond est la capacité à ne pas se mentir, à chercher et trouver une transparence qui, sans être parfaite, tend vers toujours plus d’authenticité et pousse à se corriger et s’améliorer. Cette attitude et ce dialogue intérieur en lien permanent avec la vie et le concret génère en conséquence plus de responsabilité et de solidarité.

A l’inverse de la démarche du Misogi, les contradictions peuvent ne pas être posées ou reconnues, et ainsi être rejetées ou vécues dans leurs extrêmes avec, en général, un déni de responsabilités. Que ce soit par manque de persévérance, ou encore par faiblesse et par refus des épreuves, cela révèle dans tous les cas un manque de dialogue intérieur.

Le refus du Misogi et de l’ascèse qui va avec, laisse nos “extrêmes en liberté”. Et si toutefois la personne dans ce cas s’interroge sur elle-même, cette remise en question, si elle n’est pas liée à une attitude et des actions concrètes, ne dépasse pas le plan intellectuel et va finalement justifier le rejet ou la mise à l’écart des contradictions, et ainsi engendrer la déresponsabilité.
Pour illustrer cette démarche inverse du Misogi, on peut prendre l’exemple de l’addiction aux jeux vidéo. La personne a tendance à rejeter le monde quotidien et projette sur ce dernier toutes les causes de son mal-être. Par ailleurs, elle se laisse engloutir dans l’univers abstrait des jeux vidéos, univers qu’elle a idéalisé. A la longue, cela peut générer chez cette personne un isolement, une forme d’hébétude, des difficultés à s’intéresser au réel. Un tel rejet du monde réel peut même amener la personne jusqu’à tricher ou mentir, trouver des subterfuges pour rester dans son monde artificiel. Sans vouloir justifier cette addiction, notamment chez les jeunes, on peut souligner le besoin vital et légitime de modèles structurants. Et face au désert que propose trop souvent le monde quotidien, on peut comprendre le “choix” d’une fuite dans un univers abstrait et idéalisé.

Visage d'heraclite
Sculpture du philosophe grec Heraclite (fin du VIᵉ siècle av. J.-C.)

Jung cite Héraclite avec un autre concept nommé “énantiodromie”, qui nous permet d’aller plus loin en éclairant les conséquences de l’échec à l’épreuve du Misogi. L’énantiodromie est une loi psychologique, dont la fonction est de réguler les contradictions en chacun. Chaque fois qu’un individu prend une position unilatérale dans sa vie, il y a de fortes chances que ce qui se situe à l’opposé reste enfermé dans son inconscient. S’il n’y a pas la volonté de prendre conscience de ses contradictions par un dialogue intérieur et de faire le choix d’agir pour s’en détacher, la loi d’énantiodromie va faire qu’à un moment donné, ce qui était resté caché dans l’inconscient surgit brutalement sans que celui qui en est la cause s’en rende compte. La loi d’énantiodromie veille en quelque sorte à ce que les opposés finissent toujours par se dévoiler l’un, l’autre.

On peut prendre l’exemple d’une personne très moralisatrice et donneuse de leçons incapable de reconnaître et de constater en elle des comportements qu’elle condamne par ailleurs.

Collectivement, on peut aussi prendre l’exemple de notre société organisée toujours plus rationnellement et méthodiquement, mais qui par ailleurs peut agir de façon totalement irrationnelle face à des situations nouvelles ou non programmées.

Enfin, si l’on observe bien le fonctionnement du monde, on est arrivé au sommet d’une position dualiste issue d’une approche unilatérale où le progrès et le toujours plus, censés régler tous les problèmes et nous amener vers un avenir radieux, provoquent l’inverse avec de plus en plus de désastres.

Futamigaura
Les rochers mariés (Meoto Iwa) sur la plage de Futamigaura au Japon

Pourquoi avoir mis l’accent sur ces mots pratiquement inconnus, Misogi et énantiodromie ?
Car ils permettent d’éclairer très précisément nos dénis tant individuels que collectifs.
Le monde se meurt du cumul de nos contradictions non assumées et en conséquence le phénomène d’énantiodromie, c’est-à-dire faire émerger ce qui jusqu’à présent était caché, s’accélère.

Edgar Morin dans son livre « Changeons de voie » explique les maux de notre civilisation p.108 :

« La conjonction des développements urbains, techniques, étatiques, industriels, capitalistes, individualistes ronge de l’intérieur la civilisation que cette même conjonction a produite et épanouie. De sorte que l’envers négatif des bienfaits dont nous continuons à jouir n’a cessé de s’amplifier.

Les maux dont souffre notre civilisation sont ceux qu’a fait effectivement apparaître l’envers de l’individualisation, de la technicisation, de la monétarisation, du capitalisme, du développement, du bien-être.
Comme nous l’avons vu, la conjonction de l’égocentrisme – qui réduit l’horizon à l’intérêt personnel et dissout l’intelligence de ce qui est global – et de la compartimentation dans le travail détermine l’affaiblissement du sens de la solidarité, lequel détermine l’affaiblissement du sens de la responsabilité.

La déresponsabilité favorise l’égocentrisme, lequel conduit à la démoralité (dégradation du sens moral). La déresponsabilité et la démoralité favorisent la propagation de l’irresponsabilité et de l’immoralité. L’individuation est à la fois cause et effet des autonomies, libertés et responsabilités personnelles, mais elle a pour envers la dégradation des anciennes solidarités, l’atomisation des personnes, l’affaiblissement du sens de la responsabilité envers autrui, l’égocentrisme. » 1« Changeons de voie » Edgar morin – p108

Koyaanisqats rythme urbain
| IMAGE ANIMÉE EXTRAITE DU FILM EXPERIMENTAL KOYAANISQATS RÉALISÉ PAR GODFREY REGGIO – 1982 

Il est plus que temps d’accepter l’épreuve du Misogi qui nous rend acteur et conscient dans nos vies en nous encourageant à éclairer nos contradictions, et à les assumer.
Ce faisant et compte tenu de là où nous en sommes collectivement, cela passe par certains deuils.
L’épreuve du Misogi est toujours repoussée car elle implique de reconnaître qu’on se fourvoie ou qu’on fait des erreurs, mais qu’on est décidé à les corriger. Elle suggère des comportements en rapport avec la tempérance, la sobriété, des distances avec le superflu, la reconnaissance ou au moins la recherche de maturité. En cela, et on l’a déjà souligné, le Misogi est une ascèse d’autant plus difficile à mettre en œuvre de nos jours qu’on baigne dans une culture aux mœurs très libérales, poussant à satisfaire chacune de nos pulsions.

Pour conclure, on peut citer à nouveau Edgar Morin dans son livre « Changer de voie » p.106 à propos du couple solidarité/responsabilité :

« Solidarité et responsabilité sont des nécessités clés d’une société dont les membres sont libres : plus les libertés s’accroissent, plus les contraintes qui imposent l’ordre diminuent, plus s’accroissent les désordres inséparables des libertés, plus s’accroît la complexité sociale. Mais l’extrême désordre devient destructeur et la complexité se dégrade en désintégration. La seule chose qui puisse protéger la liberté, à la fois de l’ordre qui impose et du désordre qui désintègre, est la présence constante dans l’esprit de ses membres de leur appartenance solidaire à une communauté et de se sentir responsable à l’égard de cette communauté. Ainsi donc l’éthique personnelle de responsabilité/solidarité des individus est aussi une éthique sociale qui entretient et développe une société de liberté. » 2« Changeons de voie » Edgar morin – p106

Edgar Morin, avec ce couple solidarité/responsabilité, n’est-il pas en train de nous donner la clé pour s’orienter vers une « culture du Misogi » ?

En se positionnant comme solidaire et responsable, on peut plus facilement prendre conscience de ses contradictions, notamment dans les situations de conflits où l’on a tendance à considérer rationnellement son point de vue comme forcément le plus juste, mais où on est surtout incapable d’admettre la valeur d’un point de vue contraire. Par esprit de solidarité et de responsabilité, car on souhaite le meilleur pour tous et pas simplement pour soi, on peut admettre qu’on ne possède pas toujours les outils conceptuels, ou les bons connecteurs logiques, pour comprendre le point de vue d’autrui. Dans un second temps, on peut aussi accepter de ne pas comprendre rationnellement et donc laisser de la place à l’incertitude.
Avec l’entraînement, la confrontation de nos perspectives avec les autres, et donc avec d’autres perspectives, devient nécessaire même si cela génère des frictions. On peut constater alors que la prise de conscience de son propre point de contradiction grandit lorsqu’on laisse les deux perspectives s’affronter sans se polariser.

Tous les points de vue sont et resteront des perspectives. Toutes les perspectives sont vraies mais restent des perspectives et certaines sont plus englobantes, plus morales ou plus adaptées à un moment T. Et parfois, il faut pouvoir trancher.

Celles et ceux à qui incombent cette responsabilité devraient avoir la sagesse et la capacité de se mettre à la place de l’autre, de comprendre des perspectives différentes, et à un niveau plus profond d’avoir un axe qui relie les opposés. Le pouvoir devrait revenir aux plus empathiques d’entre nous, à celles et ceux capables de comprendre des positions opposées, des façons d’être différentes sans pour cela les considérer comme foncièrement négatives mais en les positionnant à leur juste place à un moment T.

Références

Références
1 « Changeons de voie » Edgar morin – p108
2 « Changeons de voie » Edgar morin – p106
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Compréhension et incompréhension Non classé Sciences

Passerelles entre des notions japonaises et des concepts scientifiques

En étudiant les sciences, il arrive souvent de se retrouver face à des concepts ou des paradoxes particulièrement difficiles à appréhender avec des mots ou à se représenter mentalement. On a alors recours à des images poétiques ou des expériences de pensée mais on remarque que nos lexiques occidentaux peuvent se révéler pauvres pour les décrire. Comme si notre modèle de pensée n’était pas adapté pour se représenter l’infini, pour imaginer la consistance d’un trou noir ou pour comprendre ce qu’est la matière noire. Il est alors intéressant de chercher d’autres modèles, d’autres lexiques, pour sortir de notre schéma de pensée habituel et parfois restreint. On peut essayer de faire cela avec des mots japonais qui n’existent pas en français. En s’appropriant ces notions, il devient plus facile de saisir le sens de certains problèmes scientifiques. L’objectif de cette réflexion est de faire des parallèles entre ces mots japonais et des concepts scientifiques et, par leurs rapprochements, tenter de mieux saisir les deux sans pour autant les placer dans des catégories.

Musubi et le cercle

Musubi l’union des contraires qui permet l’équilibre.

Le cercle parfait est un paradoxe. Il n’existe que par l’union de deux contraires : le fini et l’infini. En effet, le cercle est un objet fini, mais sa construction fait appel au nombre π (pi) qui a une infinité de décimales. Le périmètre d’un cercle de rayon R vaut 2πR.

Si on remplace les lettres par leur numéro dans l’alphabet (a=1, b=2…), alors tout mot apparaît dans les décimales de π car on est sûr de trouver n’importe quelle séquence de chiffres dans cette infinité de décimales. On peut aller encore plus loin, toute histoire codée de cette façon est lisible dans les décimales de π. L’histoire de l’Univers, si on voulait l’écrire, serait inscrite dans un cercle parfait. C’est là le musubi du cercle. Dans un objet en apparence simple et fini, que l’on rencontre dès l’enfance, se trouve toute la complexité et l’infini de l’Univers.

verdier

Ma et la matière noire

Ma un intervalle en rapport avec l’espace-temps.

Le ma est l’intervalle entre les choses. Par exemple les intervalles entre des notes de musique qui donnent vie à la mélodie.

La matière noire quant à elle représente 85% de la matière de l’Univers. Les 15% restant correspondant à la matière classique qui compose le monde que nous voyons et dans lequel nous évoluons. Cependant ce monde ne pourrait exister sans cette matière noire qui assure sa cohésion. Elle est indétectable et invisible, on ne peut que deviner son existence. La matière noire serait le ma de l’Univers tel que nous le concevons. C’est cet intervalle qui rend possible l’existence de l’Univers, tout comme c’est l’intervalle entre des notes de musique qui permet à une mélodie d’exister. Cet intervalle n’est pas palpable, il est simplement là, dans un espace qui lui est propre, et on ne peut que deviner sa présence.

pierre soulage matière noire
Pierre Soulages, Peinture, 9 mars 2014

Nagare et l’entropie

Nagare la culture de l’écoulement.

L’entropie est la grandeur physique qui décrit le désordre dans un système. Cette grandeur ne peut que croître dans un système fermé comme l’Univers. Elle s’écoule dans une seule direction, celle du chaos. On ne peut aller contre. Tout mise en ordre d’un système implique un échange avec l’extérieur, ce qui augmente le désordre total de l’Univers.

En arts martiaux, quand on fait chuter quelqu’un par exemple, on crée du désordre. Si c’est fait d’un mouvement fluide, qui s’écoule comme de l’eau, c’est l’adversaire qui ‘reçoit’ tout ce désordre : il chute et on n’a pas fait de mouvements parasites et désordonnés. Par contre si le mouvement n’est pas fluide, on ‘prend’ un peu de ce désordre pour nous en faisant des mouvements superflus, ce qui est moins efficace. Le désordre créé est le même mais l’adversaire en ‘reçoit’ moins.

nébuleuse du crabe
En 1054, des astronomes Chinois ont observé une étoile tellement brillante qu’elle pouvait être observé en plein jour, pendant plusieurs mois avant de disparaître. Ce n’est que 700 ans plus tard, avec l’amélioration des télescopes, que les astronomes ont observé une nébuleuse à la place de l’étoile disparue. C’est la nébuleuse du Crabe et on sait aujourd’hui que c’est le reste de cette étoile. C’est son explosion en supernova que les astronomes chinois ont pu observer, il y a 1000 ans. Les étoiles organisent la matière en formant des atomes de plus en plus lourds mais finissent inévitablement par exploser en supernova. Si celle-ci avait été située à 50 années lumière plutôt que 6 500, elle aurait anéanti toute vie sur Terre, NASA

Misogi et dualité onde-corpuscule

Misogi : la recherche de son propre point de contradiction qui va avec un état de conscience qui dépasse la dualité.

Pendant longtemps un débat a divisé la communauté scientifique. Celui concernant la nature de la lumière. Était-elle une onde, ou bien était-elle constituée de particules (corpuscules) ? Ce n’est qu’en 1909 qu’Einstein a tranché en disant… que tous avaient raison, la lumière est à la fois une onde et constituée de particules. On pourrait dire qu’il a alors atteint une sorte de misogi, dépassant la dualité. Avec l’essor de la physique quantique au XXème siècle, il a été montré que cette dualité onde-corpuscule se généralisait à tous les objets. Plus l’objet est petit, plus cela est notable. Un Homme est ainsi une onde aussi bien qu’un corps, l’effet de cette dualité n’est seulement pas aussi notable que pour de petits objets comme les protons ou les électrons.

freud musubi
Saurez-vous trouver la dualité dans cette peinture ?

| FREUD – OLEG SHUPLYAK

Ki et les 4 interactions fondamentales

Ki : principe formant et animant l’univers et la vie.

L’Univers tout entier n’est régi que par 4 interactions fondamentales : l’interaction gravitationnelle qui dit que deux objets massiques s’attirent, l’interaction électromagnétique qui dicte le comportement de la lumière et de tout phénomène électromagnétique, l’interaction nucléaire forte qui est responsable de la cohésion des noyaux nucléaires et l’interaction faible qui intervient dans les phénomènes radioactifs ou de fusion au centre des étoiles. De ces seules interactions découlent toutes les lois de la physique et de la vie. Ces 4 interactions prises ensemble peuvent être considérées comme l’expression du ki à l’origine de l’Univers et reliant les êtres et les choses entre eux.

Hubble Nasa nébuleuse carina chi ki
Image prise par le télescope Hubble de l’activité au sommet d’un pilier de gaz et de poussières de 3 années-lumière de long, lentement consommé par les étoiles naissante de la Nébuleuse de Carina, NASA

Hara et microbiote

Hara (ou tan tien en chinois) un des 3 centres énergétiques où réside notre force et notre volonté.

Le corps humain tel que nous le concevons habituellement est constitué de cellules humaines recelant notre ADN et dont l’ensemble forme nos organes. Cependant, la majorité des cellules de notre corps ne sont pas ces cellules humaines mais des cellules bactériennes (on compte 39 000 milliards de bactéries pour 30 000 milliards de cellules humaines). Ces bactéries se trouvent principalement dans nos intestins, mais aussi dans la bouche, sur la peau… On appelle l’ensemble de ces bactéries le microbiote. Nous vivons en symbiose avec elles mais il a été récemment montré que la santé du microbiote impacte la nôtre mais également nos humeurs. Le hara est associé à l’instinct, au courage et à la volonté, aussi bien en Orient qu’en Occident et il est intéressant de constater que le centre de cette volonté est là où se trouve la majorité de notre microbiote.

hara et microbiote
Le seppuku ou hara-kiri est une forme rituelle de suicide consistant à s’ouvrir le ventre, siège du courage et de la volonté pour les Japonais.

| IMAGE TIRÉE DU FILM HARA KIRI (1962) de MASAKI KOBAYASHI
microbiote et hara
Représentation du microbiote

| ILLSUTRATION DE JEANNE MACAIGNE

Ces rapprochements ne sont que des exemples, libre à chacun de lier ces mots japonais aux sciences comme il l’entend. L’important étant de sortir des incompréhensions en osant chercher des réponses d’une autre nature.

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Articles Compréhension et incompréhension Interdépendance et interstices

Lettre à Edgar (Morin)

Nous ne comptons plus tes livres, articles et interviews qui ont jalonnés les chemins de nos pensées, depuis plus de 30 ans pour certains. Toute ton oeuvre forme une constellation qui nous inspire, un magnifique ciel étoilé qui éclaire aussi bien le passé et ses racines, notre présent et les temps à venir.

Et là, encore, alors qu’en 2021 tu auras 100 ans, nous avons dans nos mains ton nouvel essai écrit avec ta compagne Sabah Abouessalam, « Changeons de voie ».

Edgar mirin
MORIN Edgar – journal du cnrs – Edgar Morin ou l’éloge de la pensée complexe

| ©BASSO CANNARSA/OPALE/LEEMAGE

Edgar, c’est une déclaration d’amour que nous te livrons ici. Un amour platonique mais qui oscille entre sapiens et demens. Nous sommes un échantillon des mauvaises herbes que tes pensées ont fait grandir. Et dans les champs que tu as produit, les mauvaises herbes que nous étions sont devenues des arbres, une forêt, sans même s’en rendre compte. Un être complexe, « multi-être », abritant de nombreuses autres espèces, conscient de ses nombreuses ramifications.

Edgar, toi le grand arbre, Maître arbre, du haut de tes 10 fois 10 ans, entends-tu, ressens-tu comme nous ce martèlement des bottes1En référence à la montée du climat de guerre entre 1930 et 1940, époque qu’Edgar Morin a vécu alors jeune adolescent, mais déjà conscient et engagé., ce moment où les armées se mettent en place ?

Mais comme tu l’as si souvent écrit, l’improbable peut aussi survenir alors peut-être que nous nous trompons, gardons l’espoir. 

Tu as aussi certainement perçu ce calme avant la tempête, à l’occasion du covid 19, avec dans les villes et les campagnes l’arrêt des moteurs et des bruits artificiels, des ciels redevenus clairs sans traînées de passages d’avions, un air plus propre et à nouveau des senteurs naturelles, l’arrêt de ce qui va vite. Et puis l’été arrivant et le nombre de malades baissant, la reprise en marche forcée, l’injonction de relancer les machines… Tristesse.

Edgar, nous ne sommes pas inquiets pour nous, pas trop. Nous souhaitons depuis longtemps tourner la page de ce qui fait tourner ce monde. Que certains de ses aspects disparaissent ne nous gêne pas, au contraire. Mais comme toi, nous aspirons profondément lors du passage de relais, à savoir quoi dire et être pour ceux qui suivent.

Toi qui n’a eu de cesse de te battre pour léguer à la postérité les ingrédients du sel de la vie, avant que tu partes, nous avons besoin d’un signe, d’un interstice, quelque chose d’invisible mais bien réel, quelque chose de magique entre nous alors que nous ne sommes qu’une minuscule forêt de ton immense jungle.

Aussi, comme de ton vivant, très certainement nous ne nous rencontrerons pas, nous te proposons un pari qui ne va pas dans le sens de ta laïcité mais qui va bien dans le sens de tes incertitudes. Au cas où une fois mort, tu n’es pas complètement mort et que tu peux te déplacer à ta guise, peux-tu de temps en temps nous visiter ? 

Nous, le carré de la minuscule forêt. Au ciel, il doit bien y avoir l’équivalent d’un GPS pour s’y retrouver.

Nous comptons sur toi pour nous glisser des messages, quelques bonnes suggestions sur nos erreurs et nos vérités, sur nos compréhensions et incompréhensions, sur notre capacité à intégrer nos contradictions. Et aussi tous tes autres conseils auxquels on ne pense pas, mais qui peut-être sautent aux yeux depuis ton futur poste d’observation.

Cher Edgar, on ne veut pas te pousser trop vite sur l’autre rive, surtout pas. C’est ton magnifique visage sur la couverture de ton dernier livre « Changeons de voie », ce clin d’œil éternel qui nous a poussés à oser être si familier. Nous sommes si proches !

Merci Edgar !

edgar morin changer de voie
Edgar Morin, Changeons de voie, Ed. Denoël, 2020

Références

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1 En référence à la montée du climat de guerre entre 1930 et 1940, époque qu’Edgar Morin a vécu alors jeune adolescent, mais déjà conscient et engagé.
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Compréhension et incompréhension

Liberté, égalité et fraternité, des amis en périls ?

Les moments de crise sont souvent l’occasion de pouvoir élargir nos réflexions, nos compréhensions de certains sujets. Aujourd’hui c’est sur les trois mots qui composent la devise de la République Française que notre attention s’est portée. « Liberté, égalité, fraternité ».

Si nous posons la question à tout un chacun du sens de ces mots, force est de constater que les réponses sont loin d’être convergentes. Ces trois mots ont-ils encore un sens profond pour chacun d’entre nous et agissons-nous pour se les réapproprier?

Il y a, certes, bien d’autres choses en tension, en panne, ou sur le point de succomber dans ce premier quart du 21ème siècle. Toutefois, le flou, la confusion autour de ces valeurs fondatrices nous a amené à remettre ces mots en perspective. Ainsi, dans un premier temps, confrontons ces mots au réel. Que sont devenues ces valeurs au sein de notre société actuelle et ce, depuis leur origine?

1/ Se poser la question de l’origine

En 1880, sur le fronton de tous les bâtiments publics de France, apparaît la fameuse devise « liberté, égalité et fraternité ». En même temps, Jules Ferry instaure l’école pour tous, gratuite et laïque et l’instruction obligatoire (les parents gardent la liberté d’instruire leurs enfants par eux-mêmes ou par des précepteurs, voire une école privée et religieuse). Pour en arriver là, il a fallu un siècle. La révolution française de 1789 marque en effet le départ de ce qui était d’abord des revendications. 

Dans l’esprit des républicains des années 1880, la consolidation du régime politique né en 1875 passe par l’instruction publique. En laïcisant l’école, ils veulent affranchir les consciences de l’emprise de l’Église et fortifier l’instinct patriotique en formant les citoyens, toutes classes confondues, sur les mêmes bancs. Dans un premier temps, pour libérer l’enseignement de l’influence des religieux, le gouvernement crée des écoles normales, dans chaque département, pour assurer la formation d’instituteurs laïcs destinés à remplacer le personnel congréganiste (loi du 9 août 1879 sur l’établissement des écoles normales primaires). Dans un second temps, il met en place l’école laïque et gratuite pour tous.

2/ Poser le contexte pour éviter les erreurs et les incompréhensions et prendre du recul

Les concepts de liberté, égalité et fraternité ont pris une importance capitale au milieu du 18° siècle en réaction aux abus de ceux considérés alors comme oppresseurs (le pouvoir religieux et la noblesse). Avec la révolution de 1789 en France, on ne va pas hésiter à faire table rase de ceux considérés comme les oppresseurs. Le régime alors mis en place est nommé celui de la terreur. 

La terreur est-elle le bon moyen pour générer liberté, égalité et fraternité entre tous ? 

Il ne s’agit pas ici de faire le procès des révolutionnaires car il est incontestable qu’il y avait des abus de pouvoirs tant de la part du clergé que de la noblesse, mais le départ de ce nouvel idéal n’a pas été serein et une partie du bébé a été jetée avec l’eau du bain. On souligne cet aspect car quand l’histoire nous met à nouveau dans une période charnière avec des bouleversements, il est tentant pour certains de chercher des boucs-émissaires pour les rendre responsables de tout ce qui ne va pas et se poser comme donneurs de leçons, sans au préalable s’être bien regardés.

3/ Chercher à poser un regard impartial sur l’histoire

Le sujet est très vaste si l’on s’attache à décrire dans l’histoire et selon les pays comment ces droits se sont plus ou moins mis en place, voire pas du tout. On va s’intéresser plutôt à dévoiler les grandes causes qui font qu’aujourd’hui on s’éloigne toujours plus de cet idéal de liberté, égalité et fraternité – repris partout dans le monde – au lieu de s’en rapprocher avec le temps. Enfin, il nous faut souligner que dans de nombreuses parties du monde, l’idéal de liberté, égalité et fraternité n’a jamais été mis en oeuvre, donc à fortiori la question de s’en rapprocher ou de s’en éloigner ne se pose pas. 

L’altération de la liberté :

La liberté à l’origine est le pouvoir qui appartient à l’humain de faire tout ce qui ne nuit pas au droit d’autrui. En instituant la liberté comme un droit acquis à la naissance, avec le temps l’égoïsme et l’avidité ont proliféré, poussé par la profusion matérielle et la vie confortable. Les individus centrés sur eux-mêmes finissent par se couper de leur intériorité, des autres et de la nature et ne sont donc plus responsables et solidaires. En reflet, le système néolibéral s’est imposé partout dans le monde, transformant tout en valeur marchande quelles que soient les conséquences sur le monde et les êtres. S’appuyant sur la consommation d’énergie, la technologie et les systèmes d’informations, le néolibéralisme encourage l’hubris (la démesure) à toutes les échelles. C’est ce système qui aujourd’hui nourrit toujours plus les individualismes et le repli sur soi et avec l’acceptation de pertes de libertés collectives et l’incitation aux libertés individuelles débridées, surtout quand elles génèrent du commerce. 

Pour citer cette altération de la liberté, on va se permettre un néologisme : liber’rien. 

La perversion de l’égalité : 

Pour rappel, l’égalité a été définie en rapport avec la loi qui est la même pour tous et les distinctions de naissance ou de conditions sont abolies. Chacun est tenu à hauteur de ses moyens de contribuer aux dépenses de l’Etat. Au XIX° siècle et jusqu’à 1968, le progrès matériel génère une nouvelle forme de vie: la modernité. Elle se caractérise par la profusion de moyens matériels et le confort grâce à l’utilisation des machines. Elle fait naître la croyance que plus il y a de progrès, meilleure sera la vie. Et ce modèle va petit-à-petit s’imposer partout dans le monde. Aujourd’hui, les systèmes technocratiques avec leurs experts techniques et une centralisation massive, pèsent de plus en plus dans la société et sur les prises de décisions. En étant toujours plus éloignés des besoins des gens du terrain et ne font qu’augmenter les écarts. Et le développement du numérique, malgré ses promesses, accentue cette oppression en imposant pour tous (ce qui est une forme d’égalitarisme) toujours plus de règles hors sol et unifiantes à trop grande échelle ce qui finit par gommer l’altérité.

La perversion de l’égalité telle qu’on l’entend peut-être définie par l’égalitarisme. 

Et la fraternité ?

Depuis l’avènement du monde industriel, et en son sein, a-t-on pu réellement faire preuve de fraternité à l’échelle collective ? Oui bien sûr à travers les classes sociales, les minorités et parfois les nations. Mais ces fraternités particulières ne masquent-elles pas la panne d’une fraternité universelle qui n’arrive pas à émerger tant l’avoir est central et prioritaire ?

Aujourd’hui, dans les quartiers difficiles du monde entier et pour tous ceux en difficulté sociale ou vitale, la fraternité est brandie comme allant de soi alors que dans les faits elle est totalement absente. Une telle hypocrisie provoque en réaction toujours plus de conflits et de rejets violents. 

Pour la fraternité, on se permet une nouvelle fois un néologisme : défraternité, qu’on peut définir comme l’indifférence masquée.

Pour conclure, l’école laïque, gratuite et pour tous n’est bien sûr pas responsable des liber’rien, égalitarisme et défraternité. Là où elle existe, elle apporte des choses essentielles et très bénéfiques comme l’instruction pour toutes les classes sociales et pour tous les sexes, la fin ou au moins une grande diminution de l’asservissement des enfants au travail. Mais cette école s’est comme faite déborder, et depuis plusieurs décennies mais sans succès, on cherche à la réformer pour qu’elle génère à nouveau cohésion, implication et finalement l’envie et la joie d’être citoyen. 

ecolier photo doisneau
| PHOTOGRAPHIE PAR ROBERT DOISNEAU

On peut prendre un exemple d’insuccès. En France, lors des attentats de 2015, l’école a eu comme obligation de réactualiser l’enseignement moral et civique avec dès le lundi suivant les événements, des échanges et des débats sur le sujet. Par endroit, il y a eu des tensions, voir des rejets tant adhérer ou être exclu semblait le choix binaire unique. 

Cette façon dualiste de gérer les choses se répète partout et pose de plus en plus de problèmes. Si à l’école on pose l’égalité comme une évidence mathématique, on a vite fait de faire croire que tous les enfants sont égaux. En droits, c’est certain, mais du point de vue de la constitution de chaque enfant, c’est dangereux. C’est comme de dire qu’un hêtre et un pin maritime sont les mêmes car ce sont des arbres : c’est dangereux pour la biodiversité car alors on peut en remplacer un par l’autre sans vergogne et c’est également dangereux pour chaque arbre. Comment va vivre le hêtre implanté l’été sur la côte méditerranéenne et comment va vivre le pin maritime l’hiver sur les escarpements de la montagne enneigée ? Pour parvenir à se réapproprier ces mots, à élargir nos horizons, le concept du ” Ma ” pourrait peut-être contribuer pour chacun à sortir de l’inertie et du sentiment d’impuissance face à certains maux de nos sociétés.

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Un nouveau chapitre de la tragédie

Un nouveau chapitre de la tragédie

A propos de la tragédie, Aristote qualifie de “tragique” ce qui purifie les esprits de telle ou telle passion à travers la terreur et la compassion.

Qu’en est-il de la terreur ?

La terreur tragique n’est pas le sentiment personnel que l’on ressent devant un mal physique. C’est la contemplation de l’harmonie cosmique reflétée dans un ordre moral et perturbée par les passions humaines, qui suscite la terreur tragique. Ce type de terreur est rare. C’est un paroxysme en rapport avec des situations exceptionnelles, inédites, graves et touchant un peuple, un pays, le monde. Autrement dit, alors que globalement la santé, la nourriture, la sécurité et l’éducation sont en ordre, un ou plusieurs pans de l’édifice s’écroule(nt) pour des raisons futiles et totalement décalées face à l’ampleur de la situation.

Nous y voilà, à ce genre de situation exceptionnelle.

Le covid19, envoyé funeste du destin provoque de nombreux décès et malades, mais pas seulement. Au fur et à mesure du déroulement du feuilleton des évènements, la dimension tragique se déploie. Aux plus hautes marches de ceux qui sont censés garantir l’harmonie sociale et avec, la santé de tous, les raisons des défaillances sont toujours plus mesquines, petites et effroyablement atterrantes. Les passions humaines les plus basses sont à la barre et dédaignent les conséquences. Quelle incurie !
Alors que petit à petit se dévoile l’ampleur et la gravité de la situation, en même temps sont mis à jour, le carriérisme, l’affairisme, le déni, l’immodestie et au final le manque de clairvoyances et d’anticipation. Comment en est-on arrivé là ?

Ces défaillances ne sont pas nouvelles. Lorsque les gilets jaunes ont émergé, la friction avec la mise en lumière des difficultés concrètes de nos propres voisins a touché tout un pays, et il n’était plus possible de fermer les yeux sur la réalité massive des difficultés d’existence et de subsistance au sein de la population. On était alors comme dans le temps du prologue qui annonce la tempête sans en dévoiler ni le déroulement, ni la conclusion.

La torpille covid 19, dans le rôle du destin, poursuit sa lancée et nous assistons effarés à la mise en lumière des conséquences de nos actes ou de nos non actes passés. Dans son sillage, toujours plus d’incertitudes fleurissent et avec de nouvelles interrogations.

On aurait pu ici citer des noms. C’est tellement plus simples d’en guillotiner quelques-uns et repartir comme avant, comme si de rien n’était. Mais les incivilités et les bassesses ne sont pas seulement l’apanage de ces quelques-uns. Au sein de la population elles se répandent sans retenue. Un autre virus. Que penser des cambriolages de voitures d’infirmières pour récupérer des masques ou encore de la mise au pilori par ses voisins d’un soignant qui accueille chez lui des malades ?
Laissons à chacun le loisir de trouver des centaines d’exemples…

Voyons maintenant l’autre aspect du tragique, la compassion. La compassion tragique n’est pas le sentiment généreux que provoque la vision et le partage de la souffrance d’autrui. C’est ce que nous inspire, dans les moments critiques de leur existence, un Gandhi, un Mandela, un Dalaï Lama (pour ne citer que les plus célèbres mais ils sont nombreux aussi, les anonymes). Alors qu’il serait tellement plus simple pour eux de se protéger ou de capituler, leur dignité morale, fruit de leur probité, brille au-dessus des passions et des instincts grégaires. Leur sens du devoir, leur engagement sincère et sans faille pour le bien commun sont évidents alors qu’ils subissent de très fortes pressions. Leur noblesse intérieure est mise au grand jour et la force qu’ils dégagent rayonne, qu’elle triomphe ou pas des forces régressives et avilissantes qui les entourent. Leur exemple de sacrifice nous interpelle et nous pousse à l’action pour rétablir l’universel équilibre, l’harmonie. Là se situe la dimension de compassion tragique.

Ne nous trompons pas, nous ne faisons pas preuve de compassion tragique quand le soir à 20H nous frappons dans nos mains. C’est bien, mais seulement pour rendre hommage aux soignants et tous ceux qui sont sur le front. De là à nous toucher tragiquement, il y a un fossé énorme. Il nous faut des individus qui incarnent ces grandes tensions, qui restent intègrent et ne fuient pas la place que l’histoire leur donne. Et pour cela, plus que du courage, il faut qu’ils osent incarner une destinée collective.

Pour finir, on peut se poser la question de savoir si les négligences du point de vu de la santé ne sont pas reproduites ailleurs ?
La torpille covid 19 est-elle la seule ?
D’autres ne sont-elles pas en préparation pour les années à venir ?

Par exemple, que penser de la situation des agriculteurs et plus généralement de la production de la nourriture ? Sur ce sujet, les décisions passées, en cours et à venir sont-elles cohérentes ?
Sommes-nous en capacité d’autonomie en cas de grave crise ?
On ne va pas chercher d’exemple même s’il est facile d’en trouver plusieurs, car là aussi, il faut s’attendre à ne pas le voir venir.
Toutefois et pour vous éclairer sur le sujet, on ne résiste pas à la tentation de vous conseiller de revoir en replay l’émission « Pièces à conviction » du 25 mars 2020 sur France TV3 « Les agriculteurs vont-ils sauver la planète ? ».
La scène a changé, ce ne sont plus les décors de la santé mais ceux de l’agriculture. Le scénario est exactement pareil et cette émission dévoile le prologue.

Il est plus que temps de revoir la façon de gouverner et de prendre des décisions. Et sans pour cela se précipiter, il faut certainement faire vite car les Euménides 1Dans la tragédie des Euménides, Athéna, incarnation de la justice, avec l’aide de Zeus, convertit les Erynies
(exécutrices de la sentence de Diké, la loi de justice et de compensation qui rétablit les bons équilibres) en Euménides (les bienveillantes, gardiennes pleines de bonté de la justice et soutien de ceux qui en ont besoin).
sont redevenues Erynies et battent la campagne.
Seules les lourdes portes de l’anticipation, du principe de précaution, de la sagesse et du rapport sujet/sujet plutôt que sujet/objet peuvent encore faire obstacle à leur furie et encore.

Références

Références
1 Dans la tragédie des Euménides, Athéna, incarnation de la justice, avec l’aide de Zeus, convertit les Erynies
(exécutrices de la sentence de Diké, la loi de justice et de compensation qui rétablit les bons équilibres) en Euménides (les bienveillantes, gardiennes pleines de bonté de la justice et soutien de ceux qui en ont besoin).