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Pour qu’émerge un nouveau récit

Ancien et nouveau récit

Un récit, c’est ce qui trace un avenir commun, au-delà des préférences et croyances particulières de chacun. Tout comme une vie humaine, mais à une autre échelle de temps, il naît, se développe et atteint sa maturité. Quand sa fin approche, un autre récit émerge, bien souvent combattu ou traité dans l’indifférence par tous ceux encore attachés au précédent. 

L’avènement de l’ère industrielle marque le début du récit encore en cours aujourd’hui. Ce récit a cela de particulier qu’il s’est imposé à tout et à tous et à tout sur le globe entier, alors que les précédents ne concernaient qu’un peuple, une civilisation ou une aire géographique qualifiée d’Empire (comme l’Empire romain constitué de tous les pays entourant la mer Méditerranée). Avec le XXIᵉ siècle, ce récit encore dominant du progrès et du toujours plus est à bout de souffle. Il lui faut un remplaçant et le temps presse, tant s’y accrocher devient synonyme d’autodestruction. 

Les lanceurs d’alertes ne manquent pas : les peuples premiers, Edgar Morin du haut de ses plus de 101 ans, Cyril Dion avec les Colibris, Greta Thunberg et les jeunes écologistes, Bruno Latour et tous ses disciples, Aurélien Barreau et le ciel étoilé, Jean-Marc Jancovici et les « chasseurs de carbone », les scientifiques du GIEC et de nombreux organismes, des politiques de tous les pays et des myriades de lambda… Tous appellent de leurs vœux un nouveau récit et s’ils sont restés trop longtemps à l’état de signaux faibles 1signaux faibles : voir l’essai “Ne vois-tu rien venir ?”, Ed. Yves Michel, 2021., leur message est de mieux en mieux perçu. 

Shakespeare, Songe d’une nuit d’été, Ballet du grand théâtre de Genève, 2013 

Il semblerait même que depuis peu, au moins dans les pays dits riches, une majorité de personnes accrédite ce message de soutien au nouveau récit. Ce phénomène fait suite notamment à quatre évènements : l’accélération concrète des catastrophes naturelles et des montées en température en 2022 ; l’impact du discours du chef de l’ONU António Guterres en septembre 2022, où il fustige les nations sur leur réponse inadéquate au changement climatique et ses conséquences ; la reconnaissance lors de la COP 27 de fin 2022 de la véracité des alertes données par les scientifiques et que les dangers exposés sont pour maintenant et iront crescendo ; enfin la multiplication de témoignages maintenant accessibles et diffusés à grande échelle (films, documentaires, livres, bandes-dessinées comme par exemple la BD Le monde sans fin de Jancovici qui a été vendue à plus de 500 000 exemplaires en France en 2022), démontrant l’urgence de passer à un autre mode de vie à toutes les échelles. 

Le vieux récit résiste

Pourtant, le vieux récit éclipse encore le nouveau. Pourquoi ? 

Trois raisons principales sont identifiables :

– La première se trouve dans l’Histoire. Dans la période conflictuelle avant la seconde guerre mondiale, le vieux récit de la modernité commençait à s’essouffler suite aux injustices sociales et non pour des raisons écologiques. Il a fallu attendre la fin de la guerre pour que ce vieux récit porte l’espoir d’un renouveau prospère et de justice sociale, les classes moyennes s’émancipant. Aujourd’hui, nous nous retrouvons à nouveau dans l’injustice sociale avec une épée de Damoclès menaçant les classes moyennes, mais avec, en plus, l’imprécation à revoir nos modes de production et de consommation. Comme avant la seconde guerre mondiale, dans ce premier quart du XXIème siècle, nous nous enfonçons toujours plus dans une ère cyclonique de conflits à l’échelle mondiale avec les énergies et les attentions focalisées sur l’état de guerre, empêchant une approche sereine pour qu’émerge un autre récit.

– La seconde est en rapport avec ceux qui profitent le plus du récit de la modernité. Ils pensent encore pouvoir préserver leurs intérêts quoi qu’il arrive. Ultrapuissants financièrement, ils bloquent sans vergogne tout ce qui remettrait en cause leur mode de vie et restent braqués sur la magie du PIB et l’injonction de se tourner vers le « progrès ». 

– La troisième est en rapport avec l’actrice principale du nouveau récit. Bruno Latour la nomme “Gaïa”2Bruno Latour, Face à Gaïa, Ed. La Découverte, 2015. Bruno Latour est décédé le 9 octobre 2022. Voir sur Arte ses 14 entretiens de 12 minutes avec Nicolas Truong.. Elle n’est ni le globe, ni la terre-mère, ni même la nature mais tout ce qui interagit avec ou sans notre conscience. Son caractère instable et peu rassurant avec ses mille figures, sa tendance à s’imposer et à se déployer toujours plus sur la scène de nos destins sans nous demander notre avis, sa façon de brandir l’épée du changement climatique en nous sommant de rendre des comptes et de nous soucier urgemment des conséquences de nos dépendances, tout ceci n’incite pas à la rendre sympathique et à s’engager auprès d’elle. Toutefois, si on prend le temps de s’y intéresser, un autre aspect de Gaïa, beaucoup plus familier et charnel, se décline. Elle devient « Zone critique »3Jerôme Gaillard, Revue d’Anthropologie des connaissances, 2021 et aussi voir la compagnie de théâtre “Zone critique” dirigée par Frédérique Ait-Touati : https://www.zonecritiquecie.org/la-compagnie, constituée de tout le vivant et de son habitat, donc une partie du ciel, du sol, du sous-sol, de la mer et de tout ce qui s’y trouve. Une fine couche en soi à l’échelle des planètes mais justement, fragile puisque fine. 

Dans l’optique d’un nouveau récit et d’une cohabitation bienveillante avec « Gaïa, Zone critique », quel rôle s’impose à nous, les humains ? À travers les titres de deux de ses ouvrages, Bruno Latour nous propose de répondre aux questions suivantes : Où atterrir ? et Où suis-je ? 

Par an, combien de personnes meurent d'un accident de parachute? | Playbac  Presse Digital: journaux jeunesse Le Petit Quotidien, Mon Quotidien,  L'actu, L'éco et plus !

Play Bac Presse, sept 2019

Atterrir, se situer, se donner un cap, les clés pour embrasser la cause du nouveau récit ?

Atterrir, c’est d’abord reconnaître qu’il est inutile de vouloir fuir le monde (sur Mars, au cœur des métropoles ou dans des forteresses de Nouvelle-Zélande) pensant ainsi échapper à « Gaïa, Zone critique ». Les menaces de la mondialisation4 Mondialisation : la référence aux 3 à 5 planètes nécessaires aux espoirs de développement de tous les pays. Voir le livre de Bruno Latour “Face à Gaïa”, Ed. La découverte, 2015. concernent et concerneront tout le monde. Atterrir, c’est aussi se mettre vraiment à l’écoute de « Gaïa, Zone critique » et de se déciller sur nos prétentions d’indépendance. Atterrir, enfin, ce n’est pas se murer dans un territoire et se croire indépendant, mais s’inclure dans le réseau des terrestres pour tout d’abord comprendre de quoi l’on dépend et comment les choses sont intriquées. Là commencent les questions d’engendrement5Engendrement : l’exemple de comment est engendré le litre de lait frais dans sa brique en semi carton et plastique sur notre table chaque matin parle de lui-même. Il a fallu une ferme, une vache, un vétérinaire, une coopérative laitière, des transporteurs, une usine de fabrication des briques de lait, un magasin de vente de nourriture et pour chaque étape des machines qu’il a fallu fabriquer (ce qui implique des matériaux à extraire et à transformer), entretenir et alimenter en énergie. Derrière la boîte de lait apparaît donc une grande quantité d’intervenants. En acceptant d’évaluer les conséquences d’engendrement de ce dont on dépend, il est évident qu’il va nous falloir réduire drastiquement les distances, les opérateurs, les matériaux, pour revenir à une seule planète. Dans les imaginaires, le modèle star de la mégapole s’éloigne et fait place au modeste village. Voir l’article de Stéphane Lauer, Il faut réévaluer le coût réel du basculement vers la voiture électrique, Le Monde, dec 2021. et pas seulement celles de production.  Par exemple, derrière une simple boîte de lait, à la façon de poupées russes, des centaines voire des milliers d’intervenants apparaissent!

La réponse à la la deuxième question « Où suis-je ? » est : dans le même bateau ! Et un bateau en péril porté par des courants violents au cœur d’une guerre qui épuise tout le vivant depuis plus de cinquante ans et qu’on nomme depuis peu « anthropocène »6Anthropocène : se dit de l’ère où l’homme est devenu une force géologique. Cette force marquée par la démesure et l’avidité est en train de provoquer une extinction des espèces vivantes et avec, la désertification des terres comme des océans dans un laps de temps très court.

Alors jusqu’à quand continuer à ignorer les conditions d’habitabilité de ce dont nous dépendons ? Quand apprendrons-nous à changer nos vies pour en tenir compte et faire cause commune avec tous les terrestres ? En cherchant à répondre sincèrement à ces questions, comprendre qu’on est bien dans le même bateau ne fait pas de doute. 

Arrive alors une troisième question, celle nécessaire pour aboutir à l’émergence d’un nouveau récit qui ne soit pas seulement le fruit d’enchaînements subis mais aussi le fruit de métamorphoses heureuses : Quel cap pour « faire reverdir les prés » si c’est encore possible ? Quel cap se donner pour ne plus nourrir la guerre et ne plus voir dans toutes choses des ressources à s’accaparer ? 

Cela rappelle le contexte d’une guerre plus ancienne, celle de Troie suivie du voyage de retour d’Ulysse vers Ithaque, sa terre promise, un voyage à la durée indéterminée et semé d’embûches. A cette époque se perdait l’unité entre les royaumes, mais grâce à Ulysse, chacun gagnait la promesse de pouvoir embrasser la destinée d’un héros. Aujourd’hui où nous sommes dans la phase où la « guerre anthropocène » bat son plein, un vainqueur se dessine, celui du chacun pour soi au prix d’un monde désolé et stérile. 

A l’échelle de la planète toute entière, l’humanité n’est-elle pas en train de vivre la perte d’unité et la fragmentation au cœur de chaque individu, conditions d’un humain massifié7Un humain massifié : il est devenu incapable de se forger des convictions par soi-même et de distinguer ce qui relève de la fiction ou de la réalité. Intérieurement il capitule et se rassure par la cohérence et l’apparente infaillibilité d’un système. Voir le livre d’Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 2002. ?

Et pour ceux qui seraient capables de traverser cette épreuve, n’auraient-ils pas la promesse d’incarner le statut d’un être relié en quête permanente d’équilibre entre ce qu’il prend et ce qu’il donne ? 

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Jérôme-Bosch, Le concert dans l’œuf entre 1453 et 1516, Palais-des Beaux-Arts de Lille

A la fin de son livre « Où suis-je ? », Bruno Latour évoque « les ravaudeurs » et les « extracteurs ». Les ravaudeurs chargés de raccommoder de vieux vêtements sont aujourd’hui ceux qui font le choix de retisser ce qui a été saccagé, déchiré, malmené, comme des territoires, des vivants, des parties de terrestres. Les extracteurs, qui ont le pouvoir, occupent le monde et l’exploitent dans un déni total des conséquences de leurs actes. Ces extracteurs ne sont pas seulement ceux qui « creusent » le monde. 

En Occident ce sont aussi « tous ceux qui se résignent en abdiquant dans leur conscience individuelle au profit de l’inconscience collective »8Article du monde du 5 septembre 2020, Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir « Il faut absolument sortir de cette logique absurde de croissance infinie dans un monde fini ». et en Chine, comme dans tous les régimes autoritaires, ce sont tous ceux qui, pour concilier la vie avec un pouvoir central omnipotent, compensent par une surconsommation futile. 

Dans de telles conditions, œuvrer comme ravaudeur n’a rien d’une sinécure. Pour ne pas être anéantis, pour résister et agir, les ravaudeurs vont devoir apprendre à conspirer. Heureusement, ils ont pour alliée « Gaïa, Zone critique ». Si se rapprocher de cette partenaire est difficile tant ses réactions peuvent être mystérieuses et inattendues, sa force de persuasion9Force de persuasion de Gaïa zone critique : on peut prendre comme exemple la dernière accélération des conditions climatiques en 2022 dont l’ampleur et la soudaineté n’avaient pas été prévues même par ceux qui nous alertent sur le sujet. est sans aucun doute à la hauteur des enjeux. Enfin, apprendre à la découvrir en s’intégrant volontairement dans son giron comme partie solidaire, n’est-ce pas là une belle aubaine et la condition pour qu’émerge un nouveau récit enthousiasmant ?

Références

Références
1 signaux faibles : voir l’essai “Ne vois-tu rien venir ?”, Ed. Yves Michel, 2021.
2 Bruno Latour, Face à Gaïa, Ed. La Découverte, 2015. Bruno Latour est décédé le 9 octobre 2022. Voir sur Arte ses 14 entretiens de 12 minutes avec Nicolas Truong.
3 Jerôme Gaillard, Revue d’Anthropologie des connaissances, 2021 et aussi voir la compagnie de théâtre “Zone critique” dirigée par Frédérique Ait-Touati : https://www.zonecritiquecie.org/la-compagnie
4  Mondialisation : la référence aux 3 à 5 planètes nécessaires aux espoirs de développement de tous les pays. Voir le livre de Bruno Latour “Face à Gaïa”, Ed. La découverte, 2015.
5 Engendrement : l’exemple de comment est engendré le litre de lait frais dans sa brique en semi carton et plastique sur notre table chaque matin parle de lui-même. Il a fallu une ferme, une vache, un vétérinaire, une coopérative laitière, des transporteurs, une usine de fabrication des briques de lait, un magasin de vente de nourriture et pour chaque étape des machines qu’il a fallu fabriquer (ce qui implique des matériaux à extraire et à transformer), entretenir et alimenter en énergie. Derrière la boîte de lait apparaît donc une grande quantité d’intervenants. En acceptant d’évaluer les conséquences d’engendrement de ce dont on dépend, il est évident qu’il va nous falloir réduire drastiquement les distances, les opérateurs, les matériaux, pour revenir à une seule planète. Dans les imaginaires, le modèle star de la mégapole s’éloigne et fait place au modeste village. Voir l’article de Stéphane Lauer, Il faut réévaluer le coût réel du basculement vers la voiture électrique, Le Monde, dec 2021.
6 Anthropocène : se dit de l’ère où l’homme est devenu une force géologique. Cette force marquée par la démesure et l’avidité est en train de provoquer une extinction des espèces vivantes et avec, la désertification des terres comme des océans dans un laps de temps très court.
7 Un humain massifié : il est devenu incapable de se forger des convictions par soi-même et de distinguer ce qui relève de la fiction ou de la réalité. Intérieurement il capitule et se rassure par la cohérence et l’apparente infaillibilité d’un système. Voir le livre d’Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 2002.
8 Article du monde du 5 septembre 2020, Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir « Il faut absolument sortir de cette logique absurde de croissance infinie dans un monde fini ».
9 Force de persuasion de Gaïa zone critique : on peut prendre comme exemple la dernière accélération des conditions climatiques en 2022 dont l’ampleur et la soudaineté n’avaient pas été prévues même par ceux qui nous alertent sur le sujet.
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Articles Compréhension et incompréhension Découverte et incertitudes Non classé

Dans les pas d’un géant : l’invisible

« Caminante, no hay camino, se hace el camino al andar ».

Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant“. Le Journal de l’Ecocentre s’est créé petit à petit autour du champ lexical du chemin, de la marche, des pas à faire non seulement l’un devant l’autre de manière combative, mais surtout de côté, pour changer de perspective, apercevoir des interstices et gagner en sagesse. Ce chemin sinueux, chacun se l’imagine à sa manière, en fonction des expériences de marche vécues, et de ce que celles-ci ont pu éveiller comme processus physique et spirituel. De même, chacun se choisit ses compagnons de marche, et parmi les nôtres se trouve régulièrement Éric-Emmanuel Schmitt. Ainsi, lors de l’émergence de notre groupe de réflexion, le choix de cet imaginaire a immédiatement éveillé notre intérêt. Après ses études, Éric-Emmanuel Schmitt est entré à l’université pour étudier la philosophie et a obtenu son doctorat sur le thème de la philosophie des Lumières. Quelques années plus tard, en 1989, un voyage au Sahara a bouleversé son identité. Le but de ce voyage était purement récréatif mais malheureusement – ou heureusement, selon lui – il s’est perdu. 

Pendant près de deux jours, il a erré seul dans le désert avant d’être retrouvé par ses compagnons de voyage. Mais plutôt que de voir cet incident comme un cauchemar, il a, dit-il, reçu la foi. Parfois, la meilleure façon de se retrouver dans de tels voyages est de se perdre : en perdant sa direction et ses repères pendant un certain temps, Éric-Emmanuel Schmitt a trouvé un courant spirituel intérieur et une nouvelle direction. L’épreuve de la perte de repères extérieurs, au lieu de le faire paniquer ou abdiquer, a permis de lui révéler des ressources et une boussole intérieures. Cette marche dans le désert a donc été le déclencheur d’une expérience spirituelle particulièrement puissante, générant par la suite la caractéristique de ses écrits. 

La rencontre

Toute son œuvre est imprégnée de rencontres interreligieuses et de réflexions sur la complexité des rapports humains. Avec son cycle d’écrits sur l’invisible, on est au cœur de “l’humain en chemin”, notion chère à la démarche de l’écocentre. Un chemin marqué par les incertitudes, mais où peuvent se rencontrer et dialoguer les traditions anciennes avec les courants de pensée contemporains. 

Décrivant cette expérience dans Plus tard je serais un enfant (2018), Schmitt utilise la métaphore de la musique : la rencontre mystique, comme la musique de Mozart, a soulagé ses angoisses fondamentales et l’a placé fermement sur le chemin de la vie. Dans de tels moments, toutes nos questions sont finalement réduites au silence et remplacées par un sentiment d’« unité satisfaite ». À travers le Cycle de l’invisible, il commence alors son voyage narratif dans le paysage créatif des rencontres interreligieuses, le voyage au Sahara lui ayant offert une chance de rencontrer l’étrange, l’invisible, l’incertain.

Avec ce Cycle de l’Invisible, É.-E. Schmitt présente des récits intrigants qui abordent tous la recherche de sens. Tous proposent des rencontres entre des personnes de cultures, de religions et d’âges différents, tous sont des récits denses et humoristiques, à forte portée symbolique. Que ce soit à propos du bouddhisme tibétain, de l’islam sous sa forme soufie, du christianisme, du judaïsme, du bouddhisme zen, du confucianisme et même de la musique et de l’animisme, les personnages expriment souvent une attitude extraordinairement ouverte envers la vérité religieuse : “aucune religion n’est vraie, aucune religion n’est fausse”, selon le Père Pons, prêtre catholique du roman l’Enfant de Noé, (Schmitt 2004, p.65). De même, à la lecture de l’ensemble de l’œuvre, on est frappé des convergences évidentes entre chacune de ces religions ou pensées. Quelque part on en ressort soulagé de constater qu’au-delà des appartenances, une unité fondamentale reste ancrée et solide, un espoir quant aux possibilités de toujours pouvoir s’entendre et se comprendre, même dans les moments les plus forts de divergence. 

Désert dans le Sud marocain / source inconnue

La pensée complexe

Après son séjour au Sahara, Schmitt recherche une forme de langage plus élargie pour communiquer l’étrange, et choisit la littérature comme mode d’expression. Schmitt aurait pu, de par sa formation, aborder les événements et les phases importantes de sa vie par la recherche académique et une certaine rationalité. Il va cependant préférer utiliser, comme canaux d’expressions, la littérature et le théâtre, qui lui offrent la possibilité d’inclure la poésie et la complexité dans l’idée de relier ce qui rationnellement ne semble pas possible ou incohérent. C’est cette capacité à faire des pas de côtés, au sens propre comme au figuré, qui va donner à la personne d’Eric-Emmanuel Schmitt comme à ses personnages, une position médiane et de pont qui ouvre d’autres perspectives. Son approche littéraire intègre la complexité, terme dont l’étymologie « complexus » signifie « ce qui est tissé ensemble », et son but est de légitimer différentes perspectives a priori incompatibles. En jonglant avec les disciplines et en acceptant leurs imbrications, la pensée complexe, en tant que concept initié par Henri Laborit, puis porté plus largement par Edgar Morin, a toute sa place dans l’œuvre de Schmitt qui illsutre alors l’émergence d’un cheminement chez l’humain. Ces cheminements au début multiples, images de cultures, de religions et de sages extrêmement différents, sont particulièrement bien rendus par l’écriture poétique d’Eric-Emmanuel Schmitt. Ils vont converger et révéler au lecteur une unité cachée et le sens profond du mot religion, qui est d’unir dans les différences. Chaque livre permet d’entrevoir une facette de cette profondeur, et c’est la lecture de l’ensemble de ses ouvrages qui permet une approche enrichie. 

Les romans et la fiction peuvent faire prendre conscience de la nécessité d’une humanité pluraliste, capable par l’outil de la pensée complexe de pensées critiques, créatives et responsables. La littérature, telle qu’écrite par Schmitt, est imbibée de pensée complexe et de poésie, et va ainsi rendre palpable un réel que les arguments rationnels n’auraient pu traduire de façon si sensible et directe.

L’humain en chemin peut donc y trouver sa voie : sa mission est de créer respect et sensibilité envers la complexité du monde, promouvoir la paix, la compréhension et la curiosité. À travers les poèmes, la musique et la littérature, nous pouvons entrevoir l’indiscernable et découvrir un monde où la vulnérabilité et l’interdépendance partagées de l’humanité remplacent notre moi individuel et émotionnel en tant qu’axe central.

Eric-Emmanuel Schmitt, interprétant Monsieur Ibrahim et Les Fleurs du Coran, Au Théâtre Rive Gauche, 2018

Pour Schmitt, les rencontres interreligieuses sont des défis complexes où non seulement deux religions (en tant que constructions théoriques et historiques), mais aussi des êtres humains s’élèvent mutuellement. Dans ses romans, la complexité est un mot clé et les lignes de différences transformées dans la rencontre sont multiples : jeune-vieux, musulman-juif, heureux-triste, puissant-impuissant, convaincu-confus. Ces paires de mots, prises horizontalement, génèrent un choix (factice) entre l’un ou l’autre mot. Or, si ces deux mots s’élèvent et s’appuient l’un sur l’autre, ils révèlent des complémentarités et une richesse insoupçonnées. Un dialogue et une circulation peuvent alors se faire entre eux. 

Temple de Kom Ombo | source

En conclusion, l’analyse présentée ci-dessus concernant le cheminement spirituel d’Eric-Emmanuel Schmitt et les convictions et valeurs qu’il promeut aujourd’hui, mettent en lumière une vision du monde incluant un respect sans compromis de la complexité, mais aussi une ouverture à l’idée d’une humanité commune, exprimée dans ces mots : “Ce que nous avons en commun, ce sont les questions, ce qui nous différencie, ce sont les réponses.”

Le Cycle de l’invisible

Schmitt, Eric-Emmanuel, Milarepa (1997), Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran (2001), Oscar et la Dame rose (2002), L’enfant de Noé (2004), Le Sumo qui ne pouvait pas grossir (2009), Les Dix Enfants que madame Ming n’a jamais eus (2012), Madame Pylinska et le Secret de Chopin (2018), Félix et la Source invisible (2019)
Schmitt, Eric-Emmanuel, La nuit de feu (2015) Paris : tous oarus chez Albin Michel.
Schmitt, Eric-Emmanuel, Plus tard je serais un enfant, entretiens avec Catherine Lalanne (2018) Lgf.

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Articles Ethique du genre humain Non classé

Cycle du guerrier 6- 6

Quel modèle de guerrier pour le 21ème siècle ?

Pourquoi s’intéresser au personnage de guerrier et pourquoi l’associer à la notion de cycle ?

Parce que tel qu’est défini ici le guerrier, sa vie pleine de sens et qui marque les esprits nous inspire. Parce qu’à tous les moments charnières des cycles de l’histoire, il est présent au cœur des événements cruciaux pour servir de repère. Enfin, compte tenu de la tournure incertaine que prend le premier quart du XXIème siècle, chercher la façon dont ce modèle pourrait se décliner aujourd’hui semble particulièrement opportun.

Ce cycle s’articule en six parties : la première décline un modèle général de guerrier, les cinq suivantes s’appuient sur des guerriers mythiques ou des groupes. L’ensemble tente, à l’échelle du globe et depuis 2500 ans, de déceler à la fois une universalité et des particularités du guerrier qui évoluent dans le contexte historique. Mais une évolution vers quoi ? Peut-être, avec le 21ème siècle, vers ce qu’on a nommé le guerrier pacifique, lettré et poète. Le cycle permet de plonger dans l’entre deux, l’apnée entre l’inspire / expire, le vide médian pour s’imprégner autrement. C’est l’espace et le temps où les points de vue, les questions et les réponses peuvent se rencontrer sans changer pour autant mais ce faisant vont permettre l’émergence de nouveaux points de vue, de nouvelles questions et réponses. 


Par la lecture des six parties de ce cycle du guerrier, on invite chacun à s’interroger sur la neutralité ou pas de l’histoire et le sens à donner à sa propre vie

Quel modèle de guerrier pour le 21ème siècle ?

A chaque époque et dans chaque civilisation se trouvent des modèles de guerrières et guerriers pacifiques, lettrés et poètes, en quête du sommet d’eux-mêmes pour le bien de tous. Particulièrement pour cette époque du XXIème siècle, c’est par l’engagement complémentaire d’hommes et de femmes dans cette voie qu’un modèle pourra effectivement émerger. Le parcours qui suit appelle cette union des polarités. 
A chaque fois, ces modèles marquent leurs contemporains et les générations suivantes par leurs exemples de courage et de valeurs morales. Aujourd’hui, comme avant, ils sont présents, mais qui sont-ils ? Les sportifs, acteurs ou explorateurs, vantés comme modèles, sont-ils les nouveaux guerriers du 21ème siècle ? Parmi eux, il y en a, mais ce qui est mis en avant de leur vie est avant tout leurs performances physiques, psychiques ou mentales, ainsi que l’objet de leurs conquêtes et trop rarement leur cheminement et la construction de leurs engagements. Ainsi d’authentiques modèles de guerriers peuvent être voilés sous cet aspect et adulés sur des aspects mineurs d’eux-mêmes, créant la confusion et le doute chez celles et ceux qui pourraient s’en inspirer.

Les faux modèles de héros 

La notion de héros évolue en permanence, tout au long de l’Histoire. Les différentes périodes transforment peu à peu ce héros et sa perception évolue à l’image de la société. Ainsi le 21ème siècle propose de nombreuses figures de héros et d’anti-héros et multiplie les possibilités d’identification ne facilitant pas forcément un choix éclairé.
D’autre part, notre époque a la possibilité d’imposer au quotidien et pour tous, à travers les myriades d’écrans, de faux héros. Par la manipulation des symboles et le matraquage des images, il est implicitement supposé qu’il est possible de se rapprocher de ces faux héros en ayant la même voiture, le même parfum, les mêmes vacances, la même façon de vivre, etc. Une illusion basée sur l’avoir et la reconnaissance sociale, gages d’une vie qualifiée de réussie.
La manipulation ne s’arrête pas là. Le monde marchand, aidé par les médias devenus universels, a créé aussi une autre forme de faux héros qui tire sa « force » et son « originalité » de sa banalité et de son indifférence à distinguer ce qui est juste ou faux, bien ou mal. Et gare à ceux qui osent encore faire ce genre de distinction. On a vite fait de leur apposer l’étiquette « manichéiste ». D’où par exemple la grande difficulté à clarifier ce qui est souhaitable ou non concernant l’état du monde en cours et à venir. A la longue, la promotion du modèle de faux héros justifie les pires acceptations et les défaites morales. On est sommé de s’adapter et de se fondre toujours plus dans un moule.
Qui sont ces faux héros ?
On peut citer certaines stars du ballon, du show bizz et de la politique. Ce n’est pas exhaustif…

Les conséquences de l’acceptation de ces faux modèles

Petit à petit, les plus faibles intérieurement capitulent de l’intérieur allant jusqu’à déléguer à d’autres ou à un système la capacité de faire des choix car ils n’ont pas ou plus de conviction propre. Ce positionnement à l’opposé de celui du guerrier pacifique, lettré et poète est nommé par Hannah Arendt « homme de masse ». Ni les conditions de vie, ni le niveau social, ni le niveau d’intelligence sont gages d’immunité envers cet état d’homme de masse.

Diamétralement opposés à ce positionnement, Catherine Vallée dans son livre1Catherine Vallée, Hannah Arendt, Socrate et la question du Totalitarisme, Ellipses, 1999. cite l’histoire des choix de deux petits paysans : vers la fin de la seconde guerre mondiale ils furent appelés sous le drapeau S.S et refusèrent de signer. Condamnés à mort, ils furent exécutés. Mais ils écrivirent, le jour de leur exécution, une dernière lettre à leur famille : « Nous préférons mourir plutôt que de charger notre conscience d’un poids aussi terrible. Nous savons quels sont les ordres qu’exécutent les S.S. ». La situation de ces gens qui, sur le plan pratique, ne faisaient rien contre quiconque, était très différente de celle des conspirateurs. Ils avaient gardé intacte la faculté de distinguer le bien et le mal. 

Cette longue introduction avant d’aborder le sujet principal se justifie par la nécessité de clarifier le contexte particulier de notre époque et d’en déduire que la voie du guerrier pacifique, lettré et poète est un chemin qui ne va pas de soi. 
Paradoxalement, notre « mondialité2Terme utilisé par Edouard Glissant, poète romancier et philosophe, né en 1928. », avec ses outils de communications, rend accessibles et comparables les modèles de guerriers de l’histoire passée et partout dans le monde, comme jamais auparavant. 
Pour ce 21ème siècle on a rajouté au modèle de guerrier lettré et poète la notion de pacifique. Ce guerrier pacifique représente un paradoxe non seulement assumé mais revendiqué. La « guerre » menée est essentiellement pour la paix. Une paix cherchée à l’intérieur comme dans l’environnement tout autour. Si l’aspect pacifique ne trouvait pas sa place du temps d’Ulysse, il commence à poindre avec Arthur ou chez les samouraïs et s’impose avec le 20ème siècle. Nos capacités de destructions massives étant devenues ce qu’elles sont, la guerre devient synonyme de chaos et jamais de régénération. La paix devient constitutive de la quête du guerrier, pour autant elle n’est pas la recherche d’ordre à tout prix, trop souvent synonyme de répression. C’est un équilibre savant, une ligne de crête à suivre entre ordre et désordre, conflits et accords, liberté et devoirs, aventure et responsabilité. La vie du guerrier pacifique n’est donc pas un long fleuve tranquille. 
Les crises en boucle, commencées un peu avant l’arrivée du 21ème siècle, à la fois consolident et mettent à mal les modèles de faux héros. Et d’autres modèles plus en adéquation avec les caractéristiques du guerrier pacifique, lettré et poète commencent à être perçus même s’ils sont encore catalogués par la majorité des humains comme des signaux faibles.
Les guerriers pacifiques, lettrés et poètes aspirent à la fois à la condition de citoyen, d’être profondément honnête, de défenseur, d’aventurier héroïque et de sage. Ces personnes y aspirent seulement car elles savent qu’elles ne l’ont pas complètement. Et c’est ce « pas complètement » assumé qui est intéressant, car cela induit, sans jamais se résigner, une voie faite de persévérance et de courage pour s’améliorer et tenter d’agir positivement sur le monde. Au lieu de s’appuyer sur des individus précis, pour dévoiler des modèles de guerriers pour le 21ème siècle, il semble plus à propos de décrire les caractéristiques des épreuves à passer pour qu’une telle voie puisse s’actualiser aujourd’hui.

Le parcours qui va suivre s’appuie comme pour les guerriers précédents sur les trois grandes étapes qui sont la préparation, la mise à l’épreuve et le retour mais comme pour le guerrier des peuples premiers, les appellations ont été redéfinies afin d’être mieux adaptées aux circonstances actuelles : la métamorphose, l’essaimage en milieu incertain, la consolidation. Cela part du constat qu’à partir de la fin de la renaissance occidentale et le début de l’ère moderne, le statut de guerrier pacifique, lettré et poète déjà profondément remis en cause a été rejeté pour petit à petit disparaître, même s’il y a toujours eu quelques représentants. De ce fait, le 21ème siècle demande non seulement de repartir de zéro pour faire éclore une telle voie, mais aussi d’aller à contre-courant des modes de vie imposés (d’où la première étape de métamorphose). La métamorphose étant réussie, on passe alors à la deuxième grande étape, les épreuves, qu’on a renommée “l’essaimage en milieu incertain”. La première moitié du 21ème siècle est bien partie pour être une époque de crises, d’incertitudes et d’effondrements. Cela va demander aux guerriers d’être force de propositions et lanceurs de projets pour l’avenir, tout en ayant conscience que tout ce qui est entrepris peut facilement être balayé tant les conjonctions sont défavorables. Ils passent enfin à la troisième grande étape du parcours, le retour qu’on nomme ici “consolidation”, quand ils entreprennent et réussissent à boucler et faire converger en réseaux toutes les actions qu’eux-mêmes et d’autres guerriers ont entreprises. C’est cette convergence qui pourrait peut-être permettre à la fois la résistance et la résilience de ce retour si périlleux vers un tout autre monde… 

La métamorphose :

La première grande étape du parcours du guerrier du 21ème siècle n’est pas la préparation comme pour les guerriers précédents mais la métamorphose. Cela part du constat qu’aujourd’hui, sauf à de très rares exceptions, l’éducation, la culture et les rencontres du futur guerrier ne contribuent pas à le préparer mais bien souvent à l’éloigner de la voie du guerrier. Comme dans de nombreux romans de science-fiction, le jeune apprenti guerrier du 21ème siècle, vivant dans un environnement standardisé et contrôlé, fait « par hasard » des pas de côté et finit par s’interroger sur le sens de sa vie et les fondements du monde qui l’entoure.

neo et la  caverne
Néo, héros du film Matrix, se débranche de la matrice

Certaines prédispositions, plutôt que de la chance, vont l’amener à des lectures, des visionnages ou des rencontres atypiques qui vont le pousser à prendre du recul et à vérifier son degré de liberté intérieure. Sa première grande épreuve est celle de la lucidité, voir les choses comme elles sont et non comme il le désire ou comme on les enrobe. Passer cette épreuve, c’est accepter l’apparent isolement que cela crée autour de soi, car alors on ne se réfugie plus dans le moule des convenances pour y être protégé et reconnu. Et s’il arrive encore de rentrer dans ce moule, ce n’est jamais de façon soumise, inconsciente ou indifférente.

Pour celles et ceux qui passent cette première étape de lucidité, ils se retrouvent alors à contre-courant du flux dominant constitué par le monde marchand. La tentation simple est alors de se construire en opposition ou en rejet du courant majoritaire. Ce faisant, le processus de métamorphose se bloque et chaque guerrier, futur papillon, va rester à l’état de chenille, crispé et figé contre quelque chose. Ils n’ont à ce moment pas encore compris qu’une identité profonde ne se construit pas en créant des oppositions, mais plutôt en les résolvant. Leur nouvelle épreuve est de sortir des conflits stériles nés d’une éternelle insatisfaction en affrontant l’inconnu de ne plus compter sur les autres ou sur un système pour construire leur vie.

chorégraphie samurai
Samuraï, chorégraphie et mise en scène de Marie Pierre Genovese, 2018

Sans perdre leurs résolutions et leurs engagements, et à l’image d’un Nelson Mandela ou d’une Vandana Shiva, les guerriers sont alors amenés à chercher véritablement ce qui peut leur correspondre et les épanouir quelles que soient leurs conditions de vie extérieures. Leur épreuve est alors pour chacun de retrouver sa part poétique et avec, ses aspirations naturelles.

Vandana Shiva qui par son exemple représente bien un modèle de guerrière pacifique, lettrée et poète au 21° siècle 

Image tirée du site Pachamama Alliance

Dans un monde au mode de vie si déraciné des terroirs, de la terre et du naturel, où l’artificiel est devenu un monde à part entière, on peut proposer quelques conseils pertinents et salvateurs pour ré-enchanter sa vie, et y insuffler de nouveau la vie poétique. 
D’abord prendre du temps pour soi, pour se cultiver, pour examiner sa vie, le monde, et les autres. En parallèle, il est essentiel de mettre les pieds et les mains dans la terre ou/et la mer non comme une fin en soi mais comme un moyen pour ré-expérimenter le fait d’être enraciné. Cela demande de nombreuses répétitions, le passage des cycles du temps, pour petit à petit développer sa capacité à faire des liens (avec soi-même, avec les autres, avec la nature) où la tête, le cœur et les mains sont en phase. L’écoute, la sérénité, la réceptivité, la présence, la convivialité, l’altruisme, l’humour et d’autres valeurs morales sont invitées à croître.

On passe cette épreuve en constatant qu’on est devenu plus apaisé, plus tolérant et confiant envers la vie et le monde. L’émergence en soi de la vie poétique développe le sens du beau et une recherche esthétique en soi et dans toutes ses activités. La vie prend une certaine couleur, celle où la qualité prime sur la quantité, celle où le temps chronométré peut laisser la place à des moments hors du temps. Les convictions s’affirment sans avoir besoin d’être opposées. On entrevoit alors la possibilité d’intégrer la vie poétique à sa vie prosaïque, sans perdre pour autant la conscience du poids des principaux facteurs du désenchantement de la vie prosaïque : la machine-outil, la technocratie, la finance et la politique néolibérale.

S’opposer de front à ces quatre poids lourds (machine-outil, technocratie, finance et néolibéralisme) est stérile tant pour le moment ils règnent sans partage. L’épreuve suivante est d’apprendre à vivre avec eux et devenir le champion de “l’aïkido industriel, administratif, économique et politique”. Car à moins de se mettre volontairement en marge totale, côtoyer ces quatre ogres est inévitable. Comme Ulysse, mais à un autre moment du parcours, le guerrier du 21ème siècle doit se faire ami de Métis, la déesse rusée qui sait plus de choses que tout dieu ou homme mortel, nous précise Hésiode. Métis est aussi celle qui, vivant dans le ventre de Zeus, l’aide à discerner le bien du mal. Ce dernier point fait écho par exemple avec l’importance que les samouraïs donnent au hara (le ventre), et où et comment chercher des conseils pour faire les bons choix.
L’épreuve d’intégrer Métis dans son ventre clôt la première grande étape de métamorphose. Le « guerrier chenille » du 21ème siècle est devenu un « guerrier papillon » et peut s’envoler vers de nouvelles épreuves, celle de l’essaimage en milieu incertain.

Ulysse s’enfuyant du repaire de Polyphème sous son bélier

Attribué au Peintre de l’Embuscade – Lécythe à figures noires – Grèce, 590 avJC – Munich, collection des antiques

L’essaimage en milieu incertain :

Cette appellation « d’essaimage en milieu incertain » comme deuxième grande étape du parcours du guerrier du 21ème siècle est venue par analogie avec la connaissance des difficultés pour les apiculteurs à maintenir les ruches d’abeilles en bon état, et à faire essaimer les ruches, c’est-à-dire à former de nouvelles colonies même si tout est fait dans les règles. Des menaces globales planent sur les ruches sans qu’elles puissent s’en prémunir et ce malgré tous les soins et l’attention de l’apiculteur. Dans le parcours des guerriers du 21ème siècle, il en est de même quand ces derniers s’emploient à déployer une nouvelle vie qui fasse sens avec ses aspirations profondes. Les incertitudes, les risques d’effondrements et d’affrontements sont tellement importants et variés qu’ils doivent accepter que tout ce qu’ils entreprennent s’écroule avant même d’avoir commencé et plus tard, sans qu’ils n’en soit la cause. 

Les personnes concernées par ce positionnement sont amenées par les circonstances à faire preuve de particulièrement de détachement.
Elles ont aussi à trouver un équilibre à travers des égards aux êtres et à toutes choses. Cette attention accrue peut s’illustrer de plusieurs manières : être au service des autres et notamment des plus faibles, bâtir des projets dans une optique d’avenir qui fasse sens pour leurs proches mais aussi pour tout le vivant, ou encore être responsables en agissant positivement pour aujourd’hui, mais aussi pour toutes les générations à venir. 
Comme dans la quête arthurienne, elles peuvent penser qu’elles sont déjà arrivées à leur but quand, dans un domaine, elles commencent à être reconnues et aimées pour ce qu’elles font et créent. L’épreuve est alors de dépasser l’instinct grégaire de chefs de tribu et continuer leur parcours même si certains ne les comprennent pas ou ne les approuvent pas. Elles doivent d’autant plus le faire qu’elles sont conscientes des incertitudes qui planent quant à la pérennité de tout ce qui est entrepris.

source : journal du res0

Ayant dépassé l’épreuve de vouloir mettre tous ses oeufs dans le même panier et d’être aimé à n’importe quel prix, le modèle de guerrier assume la complexité et l’inconfort de mener plusieurs choses de front dans l’optique, pour reprendre l’image de l’essaimage, qu’au moins une de ses tentatives va fructifier et perdurer dans le bon sens. L’épreuve du misogi (celle d’aller au bout de ses contradictions) pointe à l’horizon. Intérieurement doit naître le besoin régulier d’un dialogue intérieur fécond, où les polarités s’harmonisent en tension dynamique, transformant la notion d’étrange et d’étranger en interlocuteurs privilégiés. Ainsi, les choses qui auparavant faisaient peur car toujours synonymes d’inconnu, deviennent des confidentes de choix. Même si l’efficacité dans les actions est en apparence moindre, il assume la diversité et le maintien des différents fronts qu’il a ouverts dans sa vie.

Le guerrier passe alors à l’étape de l’entraînement à la philosophie de “l’espérance responsable”, concept développé par l’historien et philosophe Hans Jonas et fondé sur le respect. L’originalité du respect ici, est qu’il concerne tout le vivant dans sa diversité, mais aussi sa possibilité de s’épanouir tel qu’il est pour toutes les générations à venir. Il ne remet pas en cause le futur de tout ce qui relève du vivant, mais modifie nos impacts, nos constructions, nos architectures, nos façons d’habiter le monde en conséquence. 

Il est, selon Hans Jonas, encore possible aujourd’hui de sauver et faire perdurer une partie des choses que l’humanité a impactées et menacées. C’est en cela que c’est une responsabilité teintée d’espoir. Le cœur a ici son importance, marié à un principe responsable. 
Il s’entraîne aussi à l’altruisme marié à la sobriété heureuse. Pour rappel, il est encore dans la phase d’essaimage en milieu incertain. A tout moment, un pan de ce qu’il entreprend peut s’effondrer et il doit être capable de renforcer, abandonner ou repositionner ses forces et son énergie selon les circonstances. Attention à la tentation du chant des sirènes et ce qu’elles peuvent faire miroiter. Développer des productivités dites rentables en s’appuyant sur une trop forte mécanisation et des prêts, compter sur des subventions dont on finit par devenir dépendant, s’engager politiquement pensant ainsi faciliter des démarches administratives, sont autant d’appels à se fourvoyer. S’y abandonner en pensant se sauver, c’est perdre alors son autonomie de choix et d’action. L’épreuve majeure en cas d’effondrement est l’humilité pour pouvoir recommencer quoi qu’il arrive.

La consolidation :

En acceptant que tout puisse s’effondrer sans pour cela qu’ils ne s’effondrent eux-mêmes, car ils savent qu’ils peuvent toujours recommencer, les guerriers du 21ème siècle ont passé les épreuves de la deuxième partie du parcours, celle d’essaimer en milieu incertain. Ils sont alors particulièrement résilients. Ils doivent inventer tout un monde à cette étape, non pas à partir de leur propre expérience, mais en puisant dans tous les modèles de guerriers et leurs parcours, dont ils ont pu prendre connaissance et s’imprégner. Ils savent aussi que ce qu’ils entreprennent doit faire sens avec ce que l’histoire éclaire. C’est le moment où ils peuvent prendre le risque de faire converger tout ce qu’ils ont entrepris. Lâcher prise et accepter que peut-être une vie ne suffit pas, ou que ce qu’ils ont bâtit n’est pas encore en phase avec l’histoire, constitue l’épreuve d’être ami avec le temps et ses cycles.

Vincent Van Gogh, La nuit étoilé,

The Museum of Modern Art, New York

Ce que le guerrier du 21ème siècle fait converger, il ne peut pas le faire n’importe comment. Il doit chercher à relier en boucle des connaissances et des pans d’activités de façon transdisciplinaire et dynamique (à l’image des atomes qui selon leurs liaisons créent des molécules particulières). Par les liaisons créées entre toutes ses composantes, (humaines comme matérielles) il cherche à faire émerger de nouvelles fonctions de résilience et résistance pour qu’un ensemble, véritable noyau d’une nouvelle civilisation, soit capable de se maintenir en équilibre avec des marges suffisamment élastiques pour supporter des crises et des bouleversements. Cette démarche demande au guerrier de pratiquer ce qu’Edgar Morin et avant lui Henri Laborit nomment « la pensée complexe ».

La pensée complexe, pour se mettre en œuvre, ne peut pas se cantonner à l’individu seul. Il faut des groupes de personnes avec des compétences et des savoirs différents et une volonté commune de se relier les unes aux autres sans pour autant chercher à convaincre ou à imposer ses points de vue. Le guerrier du 21ème siècle a donc à faire converger à la fois ses propres connaissances et activités, puis les siennes avec celles d’autres guerriers et guerrières et enfin vérifier que tout ceci est bien en phase avec ce que l’histoire demande à prendre en compte. Alors peut-être pourront s’entrevoir des voies de réformes en boucle et l’émergence d’un nouveau récit cohérent avec les enjeux du 21ème siècle. Ces voies ne seront probablement pas déployées à l’échelle de l’humanité, mais sur ce qu’on pourrait appeler des îlots reliés en réseaux.

Références

Références
1 Catherine Vallée, Hannah Arendt, Socrate et la question du Totalitarisme, Ellipses, 1999.
2 Terme utilisé par Edouard Glissant, poète romancier et philosophe, né en 1928.
Catégories
Compréhension et incompréhension Découverte et incertitudes Non classé

Le souffle de la curiosité

La curiosité souffre d’une utilisation accrue du terme pour désigner des désirs indiscrets, importuns, voire malsains. Mais tentons plutôt de voir en la curiosité un moteur de découverte, d’apprentissage. Il ne s’agit pas d’une curiosité vicieuse, mais bien de celle que Thomas d’Aquin appelle studiosité et considère comme une vertu. La curiosité scientifique ou intellectuelle n’a-t-elle pas permis jusqu’alors de connaître le monde dans lequel nous évoluons ? N’est-elle pas la source-même de la recherche ? Cette curiosité-là ne nous perdra pas, et tâchons de ne pas la perdre : elle nous est si précieuse.

tableau copernic
Au XIe siècle, Nicolas Copernic formule sa théorie héliocentrique de la cosmologie sous le nom de Révolutions de sphères célestes, inspirant notamment Galilée et Kepler.

L’ASTRONOME COPERCNIC, ou CONVERSATION AVEC DIEU
OEUVRE DU PEINTRE POLONAIS JAN MATEJKO (1872)

Puisqu’on s’intéresse ici à la curiosité scientifique, il semble important de se pencher en premier lieu sur les aspects scientifiques et neurologiques de la curiosité. Pour le psychanalyste et médecin Loewenstein, la curiosité est le décalage entre ce que l’on connaît et ce que l’on aimerait connaître. Dans cet espace entre le connu et l’inconnu naît le désir de combler ce décalage, le désir de l’apprentissage. Mais la curiosité ne donne pas simplement une raison à l’apprentissage : elle le renforce par divers mécanismes. 

Premièrement, pour répondre au désir créé par la curiosité, on se doit d’être engagé activement, car “un organisme passif n’apprend pas”1Conclusion de l’expérience de Held & Hein (1963). Deux groupes de chatons sont élevés dans le noir. Quelques heures par jour, les chatons sont transférés dans un environnement éclairé. Les chatons du premier groupe peuvent bouger librement, tandis que les chatons du deuxième groupe sont tractés par ceux du premier. Les chatons ont donc la même expérience visuelle, mais ceux du premier groupe sont actifs tandis que ceux du deuxième sont passifs. A la fin de l’expérience, les chatons actifs du premier groupe sont totalement en mesure de bouger dans un environnement éclairé, tandis que ceux passifs du deuxième groupe se cognent aux murs et aux obstacles, comme s’ils étaient aveugles.. La curiosité agit comme un moteur, un souffle qui nous pousse vers ce qui est inconnu ou nouveau.

Deuxièmement, la curiosité sollicite notre imagination : on ne sait pas, mais on hypothétise, on suppose, on prédit. Lorsqu’on apprend, on compare notre prédiction au résultat. D’un point de vue neurologique, une différence entre la prédiction et le résultat, c’est-à-dire une nouveauté surprenante, active une zone du cerveau très riche en neurones dopaminergiques. Ces neurones font partie de ce que l’on appelle communément le circuit de la récompense, qui joue donc un rôle essentiel dans l’apprentissage, mais aussi dans la motivation et la dépendance. L’activation de ces neurones renforce en plus la mémorisation de ce qui vient d’être appris. Ce circuit de la récompense est donc fortement activé lorsqu’on apprend quelque chose de surprenant, qui va à l’encontre de notre prédiction. C’est ce que l’on appelle la novelty reward (récompense de la nouveauté). Notre intérêt se porte vers l’inconnu et se fixe sur l’inattendu, sur les “curiosités”, au sens des choses que l’on ne connaît pas.

On comprend ainsi pourquoi un voyageur ou un explorateur, engagé activement dans ses découvertes, ressent une telle excitation lorsqu’il se retrouve dans le milieu qu’il s’était représenté mentalement. Plongé dans cet environnement nouveau, il collectionne avec satisfaction toutes ses trouvailles (coquillages, insectes, artefacts…), en imaginant quelle disposition les mettrait le mieux en valeur dans son cabinet de curiosités.

Avec de telles approches de la curiosité, l’erreur peut devenir une découverte plutôt qu’un échec. On comprend donc l’importance, dans l’éducation notamment, de développer la curiosité. 

Halle dessine la nature
Le botaniste et biologiste Francis Hallé (ci-dessus), dit : “Si l’on n’a pas de curiosité, on ne peut être ni botaniste ni scientifique. Il faut vraiment de la curiosité pour se mettre dans ces métiers-là. [Le moteur de la curiosité], c’est des impressions d’enfance. Quand on est petit, on ne comprend pas, et petit à petit on arrive à comprendre. Et là, ça devient de plus en plus intéressant. La curiosité a tendance à s’accroître.”2Dans La Méthode Scientifique, 25 décembre 2019, en réaction à une archive du naturaliste Théodore Monod expliquant “Ce qui me caractérise, c’est la curiosité, la curiosité inlassable. C’est une maladie épouvantable !”

Au fur et à mesure que nos connaissances s’accumulent et se consolident, on risque de se reposer entièrement sur ce que l’on croit déjà savoir. Notre point de vue se dirige vers l’arrière, et non de façon équilibrée entre le passé et l’avenir. Ainsi, beaucoup d’adultes refusent de considérer le point de vue des enfants comme pertinents, car l’adulte a plus de connaissances, mais bien souvent moins de curiosité.

Cette attitude auto-satisfaite conduit l’homme à considérer ce qu’il connaît par proximité comme universel. En sciences par exemple, le modèle anthropomorphique a été appliqué à tort pour étudier le comportement d’animaux, de végétaux, de minéraux. Lorsque ce modèle humain semblait trop grossièrement inadapté au sujet étudié, le sujet perdait de son intérêt. C’est ainsi qu’on a fait face, pendant longtemps, à un désintérêt général des mondes végétaux et minéraux, notamment parce que la définition d’intelligence était bien trop souvent pensée comme applicable à l’homme uniquement ou, au mieux, au monde animal. S’il ne s’agit pas de plantes rares, mercantiles, ou de cristaux précieux, alors à quoi bon étudier les plantes et les minéraux ? 

Il en a été de même en anthropologie, où l’on a considéré certains peuples comme sauvages et sous-développés, donc comme n’ayant rien à nous apprendre. Tant que l’homme refuse d’être curieux, joueur, imaginatif, tant qu’il n’étudie que par intérêt, en répondant à ses propres attentes, alors il ne peut changer de paradigme, et au fond il n’apprend rien. La curiosité est profondément liée à l’humilité, et l’on oublie souvent les vertus de cette dernière.

Tandis que les humains les moins curieux se targuent de tout connaître, ou du moins de connaître ce qui importe, d’innombrables scientifiques, chercheurs, penseurs, explorateurs, en somme les incarnations de la curiosité intellectuelle, s’exclament “Je ne sais rien !” A une époque où l’on connaît de plus en plus de choses, chaque découverte apporte simultanément plus d’inconnues encore. 

mars curiosité
Photographie du cratère Holden sur Mars, prise par le rover (astromobile) Curiosity
Au travers de cette photographie transparaît l’histoire géologique complexe de la planète rouge.


SOURCE : NASA/JPL-Caltech/University of Arizona (The Red Planet’s Holden Crater)

Pendant longtemps, l’explication scientifique a pu reposer sur un mode simple : l’analogie.

Expliquer, c’était établir un lien entre quelque chose de connu et quelque chose d’inconnu. Alors l’inconnu en lien avec le connu devenait, lui aussi, connu. C’est une démarche expérimentale, comme celle d’un enfant.

Avec la fin du XIXe siècle, l’amélioration des outils scientifiques en parallèle de la correction des théories ouvre et diversifie notre champ de vision. On peut sonder des inconnues, parfois les résoudre pour nous mener à de nouvelles inconnues. On découvre des domaines infinitésimaux (la physique quantique, les neurosciences…) grâce aux nouvelles techniques d’observation. En cela, l’explication est devenu un lien entre plusieurs inconnues. On a beau connaître plus de choses, les explications font intervenir toujours plus de mystère. Une bénédiction pour l’éternel curieux.

D’autre part, la curiosité scientifique, connaissant un essor dont les applications furent très directes, a engendré d’innombrables richesses à l’époque industrielle. Les travaux de thermodynamique des XVIIIe et XIXe siècles par exemple offrirent des théories à la base de l’invention des moteurs et des machines thermiques. Bien peu de révolutions aussi “terre à terre” voient le jour en notre ère, où les techniques fondamentales sont généralement conservées et simplement améliorées, comme c’est le cas pour la synthèse des produits chimiques. Les grands sujets de curiosité contemporains, ceux qui activent le circuit de la récompense chez certains scientifiques, sont souvent d’ordre bien plus métaphysique. Ils interrogent de grands concepts qui nous fascinent depuis toujours : le temps, la matière, le vide… L’intérêt accru pour les neurosciences, l’astrophysique, la physique quantique, la biologie des profondeurs marines et des cimes forestières, n’est pas anodine. On se tourne vers ces “curiosités” qui nous résistent encore, qui nous rendent humbles. C’est que dans les mystères des limites de l’univers, comme des paradoxes physiques, ou du fonctionnement de nos circuits internes, on ne plonge plus simplement par curiosité scientifique, mais par une curiosité bien plus sentimentale, comme si on voulait regarder par le trou d’une serrure, et par une curiosité spirituelle, comme la recherche d’une cosmogonie par exemple. 

Lorsque les curiosités scientifique, sentimentale et spirituelle se mêlent, les explications que l’on recherche sont soudainement plus profondes. Elles touchent à notre nature humaine, à notre place dans le monde, à nos origines. Le scientifique curieux d’aujourd’hui découvre de nouvelles espèces, de nouvelles particules, mais aussi de nouveaux paradoxes, de nouvelles incompréhensions. Et il se demande, tout curieux qu’il est, quel est le sens de tout cela, quelle synthèse en tirer ? Face à ses échecs, ses erreurs, mais aussi face à ses découvertes, il retrouve toute son humilité de petit homme.

socrate connaissance curiosité
Socrate enseigne aux jeunes la connaissance de soi, Pier Francesco Mola (vers 1660)
Dans L’Apologie de Socrate de Platon, Socrate souhaite vérifier l’oracle d’Apollon affirmant que nul homme n’est plus sage que Socrate, en allant rencontrer ceux qui se prétendent les plus sages.
“Quand je l’eus quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux ; mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien ; et que moi, si je me sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir ce que je ne sais point.”

Références

Références
1 Conclusion de l’expérience de Held & Hein (1963). Deux groupes de chatons sont élevés dans le noir. Quelques heures par jour, les chatons sont transférés dans un environnement éclairé. Les chatons du premier groupe peuvent bouger librement, tandis que les chatons du deuxième groupe sont tractés par ceux du premier. Les chatons ont donc la même expérience visuelle, mais ceux du premier groupe sont actifs tandis que ceux du deuxième sont passifs. A la fin de l’expérience, les chatons actifs du premier groupe sont totalement en mesure de bouger dans un environnement éclairé, tandis que ceux passifs du deuxième groupe se cognent aux murs et aux obstacles, comme s’ils étaient aveugles.
2 Dans La Méthode Scientifique, 25 décembre 2019, en réaction à une archive du naturaliste Théodore Monod expliquant “Ce qui me caractérise, c’est la curiosité, la curiosité inlassable. C’est une maladie épouvantable !”
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Compréhension et incompréhension Non classé Sciences

Passerelles entre des notions japonaises et des concepts scientifiques

En étudiant les sciences, il arrive souvent de se retrouver face à des concepts ou des paradoxes particulièrement difficiles à appréhender avec des mots ou à se représenter mentalement. On a alors recours à des images poétiques ou des expériences de pensée mais on remarque que nos lexiques occidentaux peuvent se révéler pauvres pour les décrire. Comme si notre modèle de pensée n’était pas adapté pour se représenter l’infini, pour imaginer la consistance d’un trou noir ou pour comprendre ce qu’est la matière noire. Il est alors intéressant de chercher d’autres modèles, d’autres lexiques, pour sortir de notre schéma de pensée habituel et parfois restreint. On peut essayer de faire cela avec des mots japonais qui n’existent pas en français. En s’appropriant ces notions, il devient plus facile de saisir le sens de certains problèmes scientifiques. L’objectif de cette réflexion est de faire des parallèles entre ces mots japonais et des concepts scientifiques et, par leurs rapprochements, tenter de mieux saisir les deux sans pour autant les placer dans des catégories.

Musubi et le cercle

Musubi l’union des contraires qui permet l’équilibre.

Le cercle parfait est un paradoxe. Il n’existe que par l’union de deux contraires : le fini et l’infini. En effet, le cercle est un objet fini, mais sa construction fait appel au nombre π (pi) qui a une infinité de décimales. Le périmètre d’un cercle de rayon R vaut 2πR.

Si on remplace les lettres par leur numéro dans l’alphabet (a=1, b=2…), alors tout mot apparaît dans les décimales de π car on est sûr de trouver n’importe quelle séquence de chiffres dans cette infinité de décimales. On peut aller encore plus loin, toute histoire codée de cette façon est lisible dans les décimales de π. L’histoire de l’Univers, si on voulait l’écrire, serait inscrite dans un cercle parfait. C’est là le musubi du cercle. Dans un objet en apparence simple et fini, que l’on rencontre dès l’enfance, se trouve toute la complexité et l’infini de l’Univers.

verdier

Ma et la matière noire

Ma un intervalle en rapport avec l’espace-temps.

Le ma est l’intervalle entre les choses. Par exemple les intervalles entre des notes de musique qui donnent vie à la mélodie.

La matière noire quant à elle représente 85% de la matière de l’Univers. Les 15% restant correspondant à la matière classique qui compose le monde que nous voyons et dans lequel nous évoluons. Cependant ce monde ne pourrait exister sans cette matière noire qui assure sa cohésion. Elle est indétectable et invisible, on ne peut que deviner son existence. La matière noire serait le ma de l’Univers tel que nous le concevons. C’est cet intervalle qui rend possible l’existence de l’Univers, tout comme c’est l’intervalle entre des notes de musique qui permet à une mélodie d’exister. Cet intervalle n’est pas palpable, il est simplement là, dans un espace qui lui est propre, et on ne peut que deviner sa présence.

pierre soulage matière noire
Pierre Soulages, Peinture, 9 mars 2014

Nagare et l’entropie

Nagare la culture de l’écoulement.

L’entropie est la grandeur physique qui décrit le désordre dans un système. Cette grandeur ne peut que croître dans un système fermé comme l’Univers. Elle s’écoule dans une seule direction, celle du chaos. On ne peut aller contre. Tout mise en ordre d’un système implique un échange avec l’extérieur, ce qui augmente le désordre total de l’Univers.

En arts martiaux, quand on fait chuter quelqu’un par exemple, on crée du désordre. Si c’est fait d’un mouvement fluide, qui s’écoule comme de l’eau, c’est l’adversaire qui ‘reçoit’ tout ce désordre : il chute et on n’a pas fait de mouvements parasites et désordonnés. Par contre si le mouvement n’est pas fluide, on ‘prend’ un peu de ce désordre pour nous en faisant des mouvements superflus, ce qui est moins efficace. Le désordre créé est le même mais l’adversaire en ‘reçoit’ moins.

nébuleuse du crabe
En 1054, des astronomes Chinois ont observé une étoile tellement brillante qu’elle pouvait être observé en plein jour, pendant plusieurs mois avant de disparaître. Ce n’est que 700 ans plus tard, avec l’amélioration des télescopes, que les astronomes ont observé une nébuleuse à la place de l’étoile disparue. C’est la nébuleuse du Crabe et on sait aujourd’hui que c’est le reste de cette étoile. C’est son explosion en supernova que les astronomes chinois ont pu observer, il y a 1000 ans. Les étoiles organisent la matière en formant des atomes de plus en plus lourds mais finissent inévitablement par exploser en supernova. Si celle-ci avait été située à 50 années lumière plutôt que 6 500, elle aurait anéanti toute vie sur Terre, NASA

Misogi et dualité onde-corpuscule

Misogi : la recherche de son propre point de contradiction qui va avec un état de conscience qui dépasse la dualité.

Pendant longtemps un débat a divisé la communauté scientifique. Celui concernant la nature de la lumière. Était-elle une onde, ou bien était-elle constituée de particules (corpuscules) ? Ce n’est qu’en 1909 qu’Einstein a tranché en disant… que tous avaient raison, la lumière est à la fois une onde et constituée de particules. On pourrait dire qu’il a alors atteint une sorte de misogi, dépassant la dualité. Avec l’essor de la physique quantique au XXème siècle, il a été montré que cette dualité onde-corpuscule se généralisait à tous les objets. Plus l’objet est petit, plus cela est notable. Un Homme est ainsi une onde aussi bien qu’un corps, l’effet de cette dualité n’est seulement pas aussi notable que pour de petits objets comme les protons ou les électrons.

freud musubi
Saurez-vous trouver la dualité dans cette peinture ?

| FREUD – OLEG SHUPLYAK

Ki et les 4 interactions fondamentales

Ki : principe formant et animant l’univers et la vie.

L’Univers tout entier n’est régi que par 4 interactions fondamentales : l’interaction gravitationnelle qui dit que deux objets massiques s’attirent, l’interaction électromagnétique qui dicte le comportement de la lumière et de tout phénomène électromagnétique, l’interaction nucléaire forte qui est responsable de la cohésion des noyaux nucléaires et l’interaction faible qui intervient dans les phénomènes radioactifs ou de fusion au centre des étoiles. De ces seules interactions découlent toutes les lois de la physique et de la vie. Ces 4 interactions prises ensemble peuvent être considérées comme l’expression du ki à l’origine de l’Univers et reliant les êtres et les choses entre eux.

Hubble Nasa nébuleuse carina chi ki
Image prise par le télescope Hubble de l’activité au sommet d’un pilier de gaz et de poussières de 3 années-lumière de long, lentement consommé par les étoiles naissante de la Nébuleuse de Carina, NASA

Hara et microbiote

Hara (ou tan tien en chinois) un des 3 centres énergétiques où réside notre force et notre volonté.

Le corps humain tel que nous le concevons habituellement est constitué de cellules humaines recelant notre ADN et dont l’ensemble forme nos organes. Cependant, la majorité des cellules de notre corps ne sont pas ces cellules humaines mais des cellules bactériennes (on compte 39 000 milliards de bactéries pour 30 000 milliards de cellules humaines). Ces bactéries se trouvent principalement dans nos intestins, mais aussi dans la bouche, sur la peau… On appelle l’ensemble de ces bactéries le microbiote. Nous vivons en symbiose avec elles mais il a été récemment montré que la santé du microbiote impacte la nôtre mais également nos humeurs. Le hara est associé à l’instinct, au courage et à la volonté, aussi bien en Orient qu’en Occident et il est intéressant de constater que le centre de cette volonté est là où se trouve la majorité de notre microbiote.

hara et microbiote
Le seppuku ou hara-kiri est une forme rituelle de suicide consistant à s’ouvrir le ventre, siège du courage et de la volonté pour les Japonais.

| IMAGE TIRÉE DU FILM HARA KIRI (1962) de MASAKI KOBAYASHI
microbiote et hara
Représentation du microbiote

| ILLSUTRATION DE JEANNE MACAIGNE

Ces rapprochements ne sont que des exemples, libre à chacun de lier ces mots japonais aux sciences comme il l’entend. L’important étant de sortir des incompréhensions en osant chercher des réponses d’une autre nature.