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Le souffle de la curiosité

Lorsque les curiosités scientifique, sentimentale et spirituelle se mêlent, les explications que l’on recherche sont soudainement plus profondes. Elles touchent à notre nature humaine, à notre place dans le monde, à nos origines.

La curiosité souffre d’une utilisation accrue du terme pour désigner des désirs indiscrets, importuns, voire malsains. Mais tentons plutôt de voir en la curiosité un moteur de découverte, d’apprentissage. Il ne s’agit pas d’une curiosité vicieuse, mais bien de celle que Thomas d’Aquin appelle studiosité et considère comme une vertu. La curiosité scientifique ou intellectuelle n’a-t-elle pas permis jusqu’alors de connaître le monde dans lequel nous évoluons ? N’est-elle pas la source-même de la recherche ? Cette curiosité-là ne nous perdra pas, et tâchons de ne pas la perdre : elle nous est si précieuse.

tableau copernic
Au XIe siècle, Nicolas Copernic formule sa théorie héliocentrique de la cosmologie sous le nom de Révolutions de sphères célestes, inspirant notamment Galilée et Kepler.

L’ASTRONOME COPERCNIC, ou CONVERSATION AVEC DIEU
OEUVRE DU PEINTRE POLONAIS JAN MATEJKO (1872)

Puisqu’on s’intéresse ici à la curiosité scientifique, il semble important de se pencher en premier lieu sur les aspects scientifiques et neurologiques de la curiosité. Pour le psychanalyste et médecin Loewenstein, la curiosité est le décalage entre ce que l’on connaît et ce que l’on aimerait connaître. Dans cet espace entre le connu et l’inconnu naît le désir de combler ce décalage, le désir de l’apprentissage. Mais la curiosité ne donne pas simplement une raison à l’apprentissage : elle le renforce par divers mécanismes. 

Premièrement, pour répondre au désir créé par la curiosité, on se doit d’être engagé activement, car “un organisme passif n’apprend pas”1Conclusion de l’expérience de Held & Hein (1963). Deux groupes de chatons sont élevés dans le noir. Quelques heures par jour, les chatons sont transférés dans un environnement éclairé. Les chatons du premier groupe peuvent bouger librement, tandis que les chatons du deuxième groupe sont tractés par ceux du premier. Les chatons ont donc la même expérience visuelle, mais ceux du premier groupe sont actifs tandis que ceux du deuxième sont passifs. A la fin de l’expérience, les chatons actifs du premier groupe sont totalement en mesure de bouger dans un environnement éclairé, tandis que ceux passifs du deuxième groupe se cognent aux murs et aux obstacles, comme s’ils étaient aveugles.. La curiosité agit comme un moteur, un souffle qui nous pousse vers ce qui est inconnu ou nouveau.

Deuxièmement, la curiosité sollicite notre imagination : on ne sait pas, mais on hypothétise, on suppose, on prédit. Lorsqu’on apprend, on compare notre prédiction au résultat. D’un point de vue neurologique, une différence entre la prédiction et le résultat, c’est-à-dire une nouveauté surprenante, active une zone du cerveau très riche en neurones dopaminergiques. Ces neurones font partie de ce que l’on appelle communément le circuit de la récompense, qui joue donc un rôle essentiel dans l’apprentissage, mais aussi dans la motivation et la dépendance. L’activation de ces neurones renforce en plus la mémorisation de ce qui vient d’être appris. Ce circuit de la récompense est donc fortement activé lorsqu’on apprend quelque chose de surprenant, qui va à l’encontre de notre prédiction. C’est ce que l’on appelle la novelty reward (récompense de la nouveauté). Notre intérêt se porte vers l’inconnu et se fixe sur l’inattendu, sur les “curiosités”, au sens des choses que l’on ne connaît pas.

On comprend ainsi pourquoi un voyageur ou un explorateur, engagé activement dans ses découvertes, ressent une telle excitation lorsqu’il se retrouve dans le milieu qu’il s’était représenté mentalement. Plongé dans cet environnement nouveau, il collectionne avec satisfaction toutes ses trouvailles (coquillages, insectes, artefacts…), en imaginant quelle disposition les mettrait le mieux en valeur dans son cabinet de curiosités.

Avec de telles approches de la curiosité, l’erreur peut devenir une découverte plutôt qu’un échec. On comprend donc l’importance, dans l’éducation notamment, de développer la curiosité. 

Halle dessine la nature
Le botaniste et biologiste Francis Hallé (ci-dessus), dit : “Si l’on n’a pas de curiosité, on ne peut être ni botaniste ni scientifique. Il faut vraiment de la curiosité pour se mettre dans ces métiers-là. [Le moteur de la curiosité], c’est des impressions d’enfance. Quand on est petit, on ne comprend pas, et petit à petit on arrive à comprendre. Et là, ça devient de plus en plus intéressant. La curiosité a tendance à s’accroître.”2Dans La Méthode Scientifique, 25 décembre 2019, en réaction à une archive du naturaliste Théodore Monod expliquant “Ce qui me caractérise, c’est la curiosité, la curiosité inlassable. C’est une maladie épouvantable !”

Au fur et à mesure que nos connaissances s’accumulent et se consolident, on risque de se reposer entièrement sur ce que l’on croit déjà savoir. Notre point de vue se dirige vers l’arrière, et non de façon équilibrée entre le passé et l’avenir. Ainsi, beaucoup d’adultes refusent de considérer le point de vue des enfants comme pertinents, car l’adulte a plus de connaissances, mais bien souvent moins de curiosité.

Cette attitude auto-satisfaite conduit l’homme à considérer ce qu’il connaît par proximité comme universel. En sciences par exemple, le modèle anthropomorphique a été appliqué à tort pour étudier le comportement d’animaux, de végétaux, de minéraux. Lorsque ce modèle humain semblait trop grossièrement inadapté au sujet étudié, le sujet perdait de son intérêt. C’est ainsi qu’on a fait face, pendant longtemps, à un désintérêt général des mondes végétaux et minéraux, notamment parce que la définition d’intelligence était bien trop souvent pensée comme applicable à l’homme uniquement ou, au mieux, au monde animal. S’il ne s’agit pas de plantes rares, mercantiles, ou de cristaux précieux, alors à quoi bon étudier les plantes et les minéraux ? 

Il en a été de même en anthropologie, où l’on a considéré certains peuples comme sauvages et sous-développés, donc comme n’ayant rien à nous apprendre. Tant que l’homme refuse d’être curieux, joueur, imaginatif, tant qu’il n’étudie que par intérêt, en répondant à ses propres attentes, alors il ne peut changer de paradigme, et au fond il n’apprend rien. La curiosité est profondément liée à l’humilité, et l’on oublie souvent les vertus de cette dernière.

Tandis que les humains les moins curieux se targuent de tout connaître, ou du moins de connaître ce qui importe, d’innombrables scientifiques, chercheurs, penseurs, explorateurs, en somme les incarnations de la curiosité intellectuelle, s’exclament “Je ne sais rien !” A une époque où l’on connaît de plus en plus de choses, chaque découverte apporte simultanément plus d’inconnues encore. 

mars curiosité
Photographie du cratère Holden sur Mars, prise par le rover (astromobile) Curiosity
Au travers de cette photographie transparaît l’histoire géologique complexe de la planète rouge.


SOURCE : NASA/JPL-Caltech/University of Arizona (The Red Planet’s Holden Crater)

Pendant longtemps, l’explication scientifique a pu reposer sur un mode simple : l’analogie.

Expliquer, c’était établir un lien entre quelque chose de connu et quelque chose d’inconnu. Alors l’inconnu en lien avec le connu devenait, lui aussi, connu. C’est une démarche expérimentale, comme celle d’un enfant.

Avec la fin du XIXe siècle, l’amélioration des outils scientifiques en parallèle de la correction des théories ouvre et diversifie notre champ de vision. On peut sonder des inconnues, parfois les résoudre pour nous mener à de nouvelles inconnues. On découvre des domaines infinitésimaux (la physique quantique, les neurosciences…) grâce aux nouvelles techniques d’observation. En cela, l’explication est devenu un lien entre plusieurs inconnues. On a beau connaître plus de choses, les explications font intervenir toujours plus de mystère. Une bénédiction pour l’éternel curieux.

D’autre part, la curiosité scientifique, connaissant un essor dont les applications furent très directes, a engendré d’innombrables richesses à l’époque industrielle. Les travaux de thermodynamique des XVIIIe et XIXe siècles par exemple offrirent des théories à la base de l’invention des moteurs et des machines thermiques. Bien peu de révolutions aussi “terre à terre” voient le jour en notre ère, où les techniques fondamentales sont généralement conservées et simplement améliorées, comme c’est le cas pour la synthèse des produits chimiques. Les grands sujets de curiosité contemporains, ceux qui activent le circuit de la récompense chez certains scientifiques, sont souvent d’ordre bien plus métaphysique. Ils interrogent de grands concepts qui nous fascinent depuis toujours : le temps, la matière, le vide… L’intérêt accru pour les neurosciences, l’astrophysique, la physique quantique, la biologie des profondeurs marines et des cimes forestières, n’est pas anodine. On se tourne vers ces “curiosités” qui nous résistent encore, qui nous rendent humbles. C’est que dans les mystères des limites de l’univers, comme des paradoxes physiques, ou du fonctionnement de nos circuits internes, on ne plonge plus simplement par curiosité scientifique, mais par une curiosité bien plus sentimentale, comme si on voulait regarder par le trou d’une serrure, et par une curiosité spirituelle, comme la recherche d’une cosmogonie par exemple. 

Lorsque les curiosités scientifique, sentimentale et spirituelle se mêlent, les explications que l’on recherche sont soudainement plus profondes. Elles touchent à notre nature humaine, à notre place dans le monde, à nos origines. Le scientifique curieux d’aujourd’hui découvre de nouvelles espèces, de nouvelles particules, mais aussi de nouveaux paradoxes, de nouvelles incompréhensions. Et il se demande, tout curieux qu’il est, quel est le sens de tout cela, quelle synthèse en tirer ? Face à ses échecs, ses erreurs, mais aussi face à ses découvertes, il retrouve toute son humilité de petit homme.

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Socrate enseigne aux jeunes la connaissance de soi, Pier Francesco Mola (vers 1660)
Dans L’Apologie de Socrate de Platon, Socrate souhaite vérifier l’oracle d’Apollon affirmant que nul homme n’est plus sage que Socrate, en allant rencontrer ceux qui se prétendent les plus sages.
“Quand je l’eus quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux ; mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien ; et que moi, si je me sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir ce que je ne sais point.”

Références

Références
1 Conclusion de l’expérience de Held & Hein (1963). Deux groupes de chatons sont élevés dans le noir. Quelques heures par jour, les chatons sont transférés dans un environnement éclairé. Les chatons du premier groupe peuvent bouger librement, tandis que les chatons du deuxième groupe sont tractés par ceux du premier. Les chatons ont donc la même expérience visuelle, mais ceux du premier groupe sont actifs tandis que ceux du deuxième sont passifs. A la fin de l’expérience, les chatons actifs du premier groupe sont totalement en mesure de bouger dans un environnement éclairé, tandis que ceux passifs du deuxième groupe se cognent aux murs et aux obstacles, comme s’ils étaient aveugles.
2 Dans La Méthode Scientifique, 25 décembre 2019, en réaction à une archive du naturaliste Théodore Monod expliquant “Ce qui me caractérise, c’est la curiosité, la curiosité inlassable. C’est une maladie épouvantable !”
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