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De la “Coronavigation en air trouble” d’Alain Damasio

Parmi la quantité d’articles en rapport avec la crise du coronavirus, la série de 3 articles d’Alain Damasio intitulée “Coronavigation en air trouble” nous a parue particulièrement pertinente pour ce pas de côté qui nous est cher. Se positionner par rapport à cet auteur engagé permet non seulement de prendre du recul mais aussi de voir l’actualité sous un angle moins formaté grâce à la touche de poésie si particulière d’Alain Damasio. Nous vous invitons à lire ces articles ainsi que nos réflexions sur certains points qui nous ont fait rebondir, afin d’amener une diversité dans cette approche de pas de côté.

Damasio A., “Coronavigation en air trouble (1/3)”, 27 avril 2020

Damasio A., “Coronavigation en air trouble (2/3): petite politique de la peur”, 29 avril 2020

Damasio A., “Coronavigation en air trouble (3/3): pour des aujourd’huis qui bruissent”, 2 mai 2020

Bd horde du contrevent
Bande-dessinée “La Horde du Contrevent”, roman d’Alain Damasio

| ILLUSTRATION PAR ERIC HÉNINOT

Être ou ne pas être platonicien ?

“Je n’ai jamais été platonicien, ni cru que la vérité se cachait et que notre tâche serait de la dévoiler. Je crois que la vérité est produite, comme Foucault, Nietzsche ou Deleuze. Qu’elle est une construction”.

(Article 1/3)

Sans croire à un déterminisme absolu, on peut constater un certain nombre de “coïncidences” tant dans la vie que dans le monde qui nous entoure. Et cela va dans l’idée platonicienne que la vie et l’histoire ont un sens, ou tout du moins sont sous des influences fortes et parfois absolues. Paradoxalement, on peut aussi constater que nous sommes libres de tenir compte ou non de ces influences. Aussi, avant de produire de la vérité, comme l’affirme Alain Damasio, ne produit-on pas d’abord un chemin ? Ce chemin est large et laisse faire à chacun ses expériences. Cependant, si ces dernières nous éloignent, voire nous font sortir du chemin, cela provoque ce qu’en Inde on nomme le karma, une loi pour rappeler le sens des choses et parfois brutalement. 

Ce qui est complexe dans l’épanouissement humain et son chemin, c’est d’aspirer à la fois à être différent au niveau individuel et d’être inclus. Si l’humain en question accepte ce processus d’involution/évolution, il passe d’abord par une étape préparatoire (sa formation, avec la mise à disposition de ce qui au début n’était que latent et la prise de conscience de ses limites), puis par une étape où, ayant en mains tous les outils, il se met à l’épreuve pour aller au-delà, rentrer en contact avec le mystère et ce qui lui échappe. Ce faisant il affronte ses peurs et comprend le sens de la vie, sans pour autant la vivre effectivement. Il peut alors faire le don de sa vie en se mettant au service des autres. C’est l’étape du dépouillement où en abandonnant toutes les vieilles peaux et les préjugés tant sur soi-même que sur les autres et le monde, il va petit-à-petit s’accepter profondément puis trouver la façon de vivre son dharma ou loi d’action, pour reprendre un terme bouddhiste. Prenons maintenant l’exemple d’un arbre: la graine contient dès le début la composante “arbre” qui alors n’est qu’à l’état potentiel. Il n’est pas dit que l’arbre pourra s’épanouir, car dans sa vie pleine d’épreuves des facteurs rentrent en compte, parfois indépendamment de ses propres actions. De plus si l’arbre se prend pour une pierre, il y a de fortes chances que son épanouissement en tant qu’arbre ne se passe pas au mieux. Derrière cette image, il y a la notion d’être inclus et pour l’arbre de faire un avec sa propre nature. Bien sûr abandonner les vieilles peaux ne va pas de soi, mais si vaille que vaille le cap est maintenu, la sagesse éclaire alors le chemin, et tout fait sens dans ses trois acceptions. Le sage ou l’arbre vénérable ainsi révélé peut alors aider ceux qui aspirent à de tels parcours et sans jamais l’imposer.

Quelle est la place de la peur ?

“Ce couplage entre l’angoisse et ses conjurations imparfaites est un must du psychopouvoir. Une machine de guerre qui tourne toute seule à plein régime parce que son carburant est en vous, inépuisable : c’est la peur de mourir — et de faire mourir. Ceux qui ragent contre la restriction hallucinante de nos libertés en si peu de temps et de façon si abusive ont intégralement raison. Sauf qu’ils voient rarement que le contrôle est une demande sociale massive. Le gouvernement n’aura même pas besoin d’imposer le port du masque ni cette appli d’inter-délation censée tracer les porteurs du virus. Il n’y pas de complot. Il n’y a jamais que des stratégies à l’arrache de gouvernements aux abois qui se raccrochent aux branches d’un paternalisme qu’on leur demande de fleurir, nous les enfants peureux.”

(Article 1/3)

“Pourquoi un tel empire de la peur sur nos choix ? Un tel besoin viscéral de sécurité triste ? J’essaie depuis 30 ans dans mes romans de répondre à ces questions. Parce qu’elles touchent pour moi au cœur de ce que j’aimerais, à l’inverse, porter : une capacité à être digne de cette grâce, de ce don sublime d’être vivant. D’être un être vivant. Avec sa liberté intacte, qu’accroissent et déploient nos liens soutenus avec les autres.”

(Article 2/3)

“Tout part selon moi d’un rapport à la peur. La peur est cette émotion précieuse pour toute espèce parce qu’elle préside, à l’origine, à notre survie concrète. Elle nous sauve en nous alertant d’un danger imminent et mortel. Sauf que notre modernité, à mes yeux, l’a complètement dévoyée. En éliminant nos prédateurs et nos principales causes de mort possible, en terraformant nos espaces et en les hygiénisant, nous avons tout à la fois augmenté notre espérance de vie et abaissé notre niveau de tolérance au danger, à tout danger, même minime. Notre aptitude au courage a suivi : moins vive, moins coriace.”

(Article 2/3)

“En cédant à la peur, on cède du même coup aux stratégies triviales des pouvoirs. On les permet et on les facilite. On leur offre un boulevard.”

(Article 2/3)

“Si le capitalisme est si présent, s’il infiltre partout ses liquides, s’il démultiplie de façon fractale ses logiques jusqu’aux secteurs qui avaient su longtemps le repousser (l’éducation, la santé, l’humanitaire, l’amitié, la militance, l’art…), c’est parce qu’il prend en nous son énergie. On l’irrigue avec notre sang ; on l’électrise avec nos nerfs ; on le rend intelligent avec nos cerveaux. Il nous manipule avec nos propres mains. Barbara Stiegler encore : « le néolibéralisme n’est pas seulement dans les grandes entreprises, sur les places financières et sur les marchés. Il est d’abord en nous, et dans nos minuscules manières de vivre qu’il a progressivement transformées ».”

(Article 2/3)

Ces 5 extraits des articles d’Alain Damasio sont en rapport avec la peur. À juste titre, Damasio démontre comment en voulant chasser la peur et l’éradiquer, nous permettons à celle-ci de nous gouverner et de nous faire même passer à l’état de manipulés avec consentement. A l’extrême de ce processus d’humain vaincu, c’est ce que Hannah Arendt a nommé “l’homme de masse”. 

L’homme de masse n’a pas, n’a plus, de conviction propre. Il a capitulé de l’intérieur et se retrouve déraciné et isolé, même au milieu des siens. Il est donc facilement séduit par la cohérence et l’apparente infaillibilité d’un système. Alors, attention à l’indifférence, attention au repli sur soi, attention au trop grand besoin de confort et de sécurité. 

martin luther king

Heureusement, de tout temps, il a existé des hommes et des femmes qui en aucunes circonstances n’ont perdu le lien avec leur intégrité morale. La raison d’être de ces hommes et de ces femmes a à voir avec cette question de la peur et plus précisément du rapport entre la vie et la mort. Or, penser qu’il s’agit ici de guerriers ou de militaires de toutes sortes serait extrêmement réducteur car on ne compte plus les myriades de guerriers qui ont “vendu leur âme” pour se préserver ou pour être reconnus. Ceux qui nous intéressent ici sont présents dans toutes les classes de la société et à toutes les époques. On pense notamment aux paysans qui dans les campagnes allemandes ont préféré être exécutés plutôt que de servir en tant que SS, aux avocats comme Nelson Mandela ou Clarence Benjamin Johns, avocat de Martin Luther King et co auteur du discours “I have a dream”, qui n’ont pas hésité à aller en prison ou être bafoués pour ne pas ternir leurs convictions profondes, ou aux politiques comme Vaclav Havel ou Gandhi qui n’ont jamais renié leurs convictions humanistes et morales face aux nombreuses pressions qu’ils ont subies. Leur point commun est que tous sont prêts à perdre leurs sécurités, leurs avantages et même leurs vies, si les valeurs profondes qui les constituent sont mises dans la balance. 

Aujourd’hui, il est difficile de les reconnaître, surtout quand la vie est un long fleuve tranquille. Et parmi ceux qui sont au devant de la scène ou/et qui ont le pouvoir, y en a t-il de cet acabit ? On peut en douter mais c’est certain qu’il y a des grands commis d’états et des chefs d’entreprises humanistes, à la fois modèles d’intégrité et de courage, à qui il faut beaucoup de courage pour assumer de grosses responsabilités dans un contexte délétère et essayer d’infléchir, au moins un peu, le cours des choses. 

C’est aussi le poison des média, l’ultime manipulation de nous faire croire que les vertus ont disparu, c’est jouer sur les antagonismes. La crise du coronavirus qui casse le quotidien permet de mettre la loupe sur ceux qui s’agitent sur le devant de la scène et ceux qui seraient la cause des dysfonctionnements. Jusqu’à présent et pour aller dans le sens d’Alain Damasio, tant que globalement ceux qui gouvernent et qui ont le pouvoir ne seront pas intègres, capables de transparences et de transcendances, le système orwellien continuera à tourner à plein régime.

Quelles solutions ?

“Il est temps de se donner les moyens d’une expérience partagée des disponibilités que la pandémie nous a offert malgré elle. Dans mon roman Les Furtifs, j’appelle ça créer des ZAG (zones auto-gouvernées) ou des ZOUAVES (zone où apprivoiser le vivant ensemble)”.

(Article 3/3)

“Ces initiatives, à l’instar des ZAD et des gilets jaunes, qui sont la portion médiatisée de l’iceberg, ont ceci de commun qu’elles refusent les hiérarchies, le culte des chefs, le patriarcat. Elles se foutent de consommer, de « faire de l’argent », de prendre le pouvoir. Elles préfèrent enfanter dans la couleur que dans la douleur — même si elles encaissent leur lot de souffrances. Qui ne croit plus que l’indépendance soit la source de toute liberté mais plutôt que ce sont les interdépendances acceptées qui nous ouvrent un monde plus fécond et au final nous émancipent mieux.”

(Article 3/3) 

Alain Damasio constate que les ZAD, les gilets jaunes, ce qu’il nomme la partie immergée de l’iceberg, sont des lieux à développer où la hiérarchie, la génération de l’argent et l’indépendance à tout prix n’ont plus lieu d’être et où les interdépendances acceptées ouvrent vers un nouveau monde. Or quand on enquête sur le fonctionnement de ces types de lieux, les prises de décision y sont souvent interminables et conflictuelles, l’argent n’y est pas un problème, et l’interdépendance ne va pas de soi. 

Pour autant, cela ne remet pas en cause le choix par Damasio de ce type de lieux pour un nouveau monde. On peut toutefois suggérer d’apprendre à faire quelques pas de côté dans ces lieux pour relier ce qui semble incompatible. Ainsi et à propos de la hiérarchie, même si l’on cherche les consensus et la prise en compte de toutes les diversités, on peut reconnaître des savoirs-faire et des savoirs-être et donc des hiérarchies naturelles. A propos de l’argent, si le troc est un mode d’échange à privilégier et à développer, il reste une part importante de frais qui passent par la monnaie du pays où l’on est, donc la nécessité de dégager du temps et des moyens pour obtenir ce qu’il faut, à la fois pour l’essentiel et pour l’exceptionnel. Enfin l’interdépendance n’implique t-elle pas des individus ayant déjà acquis leur propre indépendance ? Si ce n’est pas le cas, dans les non-dits se glissent des dépendances qui pèsent à ceux qui en ont conscience.

Pour finir et à propos d’apprendre à faire des pas de côté, cela implique que l’éducation (dans le sens de “faire sortir de”) est l’aspect essentiel pour que les lieux aspirants à un nouveau monde aient un avenir. Et cette éducation, elle est à confier aux modèles d’intégrité et de courage qu’on a cité précédemment, ceux qui ont parcouru ou tentent du mieux qu’il le peuvent le chemin d’involution/évolution et sont prêts à le partager.